En se regroupant au sein d’un collectif, les lauréats en 2014 des Albums des jeunes architectes et paysagistes étaient loin de se douter qu’ils participeraient deux ans plus tard à la Biennale internationale d’architecture de Venise. Retour sur un parcours sans faute avec Lucie Niney, de NeM Niney et Marca Architectes.

Le projet « Nouvelles richesses » qui représente la France à la Biennale internationale d’architecture de Venise réunit l’agence Obras, autour de Frédéric Bonnet, et le collectif AJAP14. Comment en êtes-vous arrivés là ?

Le collectif est né juste après l’annonce du palmarès qui nous a distingués à titre individuel. Nous nous sommes en effet immédiatement retrouvés sur un certain nombre de valeurs et d’engagements, mais aussi sur l’idée qu’ensemble, notre champ de compétences serait plus large. Le thème « Nouvelles richesses », qui donne son nom à l’exposition que nous présentons à Venise, est apparu très tôt dans notre réflexion : nous nous situons en dehors de l’économie monétaire et nous interrogeons sur les solutions apportées par l’architecture dans un contexte financièrement contraint. Pour porter ce thème à Venise, nous devions nous associer, c’est à ce moment-là que nous avons rencontré Frédéric Bonnet qui participait, comme nous, au concours bas carbone 2015 à Lille, un projet de revitalisation complète d’un quartier, concours qu’il a remporté et pour lequel nous avons reçu une mention spéciale. Les points de convergence entre nos approches étaient évidents et l’idée d’une association a tout de suite séduit Frédéric Bonnet. Notre partenariat était scellé et le projet a alors pris une dimension beaucoup plus territoriale et étoffée.

Les projets que nous présentons à Venise sont des clés d’entrée sur le péri-urbain, le logement collectif, le tourisme, les petits bâtiments au bord des routes, les aménagements paysagers

Avant Venise, les concours ont donc eu valeur de test pour le collectif.

Le concours « Réinventer Paris » a été à cet égard déterminant : il s’agissait d’un projet de 300 logements coopératifs comprenant des ateliers d’artisans. À l’intérieur du groupe, nous avons trouvé le bon rythme de compétences et pris les conseils d’un économiste, d’avocats, de bureaux d’études… En réalité, toutes les compétences ont trouvé leur place dans ce travail horizontal. Nous proposions en outre un nouveau mode de financement de construction de la ville partant de l’idée que l’on n’est pas obligé de faire du « tout-privé » quand la collectivité publique manque d’argent. Malheureusement, après avoir franchi la première étape, notre aventure s’est arrêtée là. Nous étions déçus, d’autant qu’une banque nous suivait, mais l’expérience a été riche d’enseignements, et juste après, le concours bas carbone nous a donné l’occasion de travailler sur les mêmes enjeux. À chaque fois, nous nous organisons différemment. Sur ce dernier projet, nous étions tous ensemble, mais nous avons aussi remporté des concours en petits groupes, nous sommes très heureux de pouvoir travailler ainsi à géométrie variable.

Le projet que vous présentez à Venise est, entend-on souvent, « engagé », un qualificatif qui revient fréquemment lorsqu’on présente votre génération d’architectes.

Au sein du collectif, nous portons tous cette idée que l’architecture a un rôle social. Le cadre de vie par définition touche tout le monde et l’architecture, qui fait appel à d’autres compétences, doit être un moteur pour l’améliorer. La raréfaction de l’argent public ne nous empêche pas de porter attention à l’espace public. Il faut lutter contre cet engrenage infernal de la chose financiarisée. Mais entendons-nous bien : nous ne militons pas pour autant pour de l’auto-construction en palettes. Dans les projets qui sont présentés à Venise, certains sont abordés sous l’angle de l’équipe : d’un côté, on a une commande engagée, un architecte maître d’œuvre qui est en même temps garant de la synthèse du projet ; de l’autre, un maître d’ouvrage parfaitement dans son rôle. Quel financement, quel terrain, quelle ambition, quel programme, en amont, mais aussi quels usages, quelle maintenance, quelle modification future pour le bâtiment ? L’architecte doit aider le maître d’ouvrage à réfléchir à l’ensemble de ces questions. L’architecture, qui fait appel à de nombreux savoir-faire et interroge nos sociétés, est une discipline engagée en soi.

Les AJAP sont eux-mêmes dans une logique de décloisonnement puisqu’elles réunissent architectes et paysagistes.

En plus de l’acte de création lui-même, il faut reprendre conscience de la chaîne globale. Un bâtiment pour être bien construit doit être bien dessiné et disposer d’un budget maîtrisé, mais il ne sortira jamais de terre sans une bonne entreprise de construction. Nous souhaitons revaloriser les nombreux savoir-faire français, cela s’entend aussi bien des techniques constructives que du sens donné au travail de chacun. C’est de tout cela dont dépend la qualité finale du bâtiment. Il est important de remettre en perspective cette cohésion globale. En tant que jeunes architectes, nous travaillons souvent sur des projets de réhabilitation, tout l’enjeu consiste à mettre la barre un peu plus haut en partant de l’existant.

N’est-ce pas une architecture fondamentalement issue des conditions du milieu que vous défendez ?

Par le passé, l’attention s’est focalisée sur les grands projets, les commandes de l’État. Pourtant, l’essentiel de la construction, qui satisfait aux mêmes normes de qualité, porte sur des réalisations quotidiennes : le cadre bâti construit sans architecte, les maisons individuelles, les entrées de ville, les lotissements, le péri-urbain… tout cet environnement parfois un peu lâche et pourtant très peuplé. Celui-ci doit faire l’objet de la même attention. En réalité, c’est toute une culture qu’il faut aujourd’hui repenser. L’enjeu consiste à se reconnecter avec le territoire réel et à retrouver une culture commune avec l’ensemble de nos concitoyens pour prendre la mesure de l‘importance de ce qui est déjà construit. Un bâtiment est là pour plusieurs décennies mais c’est souvent vrai aussi pour un aménagement de route ou de parking.

Comment avez-vous choisi les projets que vous présentez à Venise ?

Nous avons procédé de manière collégiale, nous avons collecté des projets chacun de notre côté puis, au terme d’une longue discussion, nous en avons sélectionné certains. En réalité, nos projets sont des clés d’entrée sur le périurbain, le logement collectif, le tourisme, les petits bâtiments au bord des routes, les aménagements paysagers… Nous avons associé à notre démarche les maisons d’architecture, les Conseils d’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement et les écoles. Leur rôle a été capital, nous avons pu mesurer à quel point les énergies étaient disponibles. Les projets que nous avons choisis ne sont pas des cas isolés, c’est un autre motif de satisfaction.

Quant au Pavillon français, si notre proposition permet de prendre conscience du territoire dans sa globalité, le pari sera gagné. Nous espérons que la visibilité donnée à ces projets émergents renforcera l’attention portée au quotidien de tout à chacun.

En quoi la participation au collectif modifie-t-elle votre pratique professionnelle ?

Nous avions tous au départ une expérience du travail collectif à plus petite échelle, les agences d’architecture travaillent souvent entre elles et il nous arrive également fréquemment de travailler avec des spécialistes de l’histoire de l’art ou des artistes. Mais nous ne nous attendions pas à ce que le collectif crée une telle dynamique. Le travail en commun s’est parfaitement organisé. Pour Venise, nous avons commencé par travailler ensemble sur les thèmes généraux, ensuite, des petites cellules se sont montées pour travailler sur des aspects bien précis, le catalogue, la scénographie, etc… Nous nous sommes également aperçus qu’en étant réunis sous cette bannière collective, notre parole avait beaucoup plus d’impact. Enfin, de manière plus pragmatique, cette expérience nous montre qu’il est sans doute possible de trouver en fonction des projets une sorte de flexibilité dans la structure des agences.

Qu’attendez-vous de la Biennale ?

À travers le thème de cette édition, « Nouvelles du front », l’architecte chilien Alejandro Aravena, commissaire général de cette Biennale, défend une architecture de combat. Nous sommes impatients de découvrir les solutions proposées. Nous nous attendons à des propositions très différentes d’un pays à un autre. Nous avons également hâte de découvrir le travail de certaines agences que l’on ne s’attendait pas à trouver sur ce créneau. Quant au Pavillon français, si notre proposition permet de prendre conscience du territoire dans sa globalité, le pari sera gagné. Nous avons délibérément choisi de ne pas nous intéresser aux métropoles déjà engagées dans un développement soutenu ou aux villages patrimoniaux classés, et de nous concentrer au contraire sur des projets hors des zones classées et hors des zones où le foncier est cher. Nous montrons des projets de qualité qui rayonnent sur l’ensemble du territoire. Nous espérons que la visibilité donnée à ces projets émergents renforcera l’attention portée au quotidien de tout à chacun. J’espère aussi que l’on réussira avec cette exposition à renouer le dialogue avec le grand public. Nous sommes ravis, honorés et pour tout dire encore surpris d’avoir la chance de représenter la France à l’occasion de cette Biennale. Dans notre esprit, c’était un peu une consécration de fin de carrière ! C’est un événement qui clôt en beauté nos deux années en tant que lauréat des Albums des jeunes architectes et paysagistes.

C’est très encourageant, car il est notoire que les jeunes architectes ont souvent des difficultés à accéder à la commande...

Les AJAP nous ont donné une visibilité que le collectif a encore accrue. Le projet présenté à Venise en est la plus belle illustration. Mais avant cela, notre génération a pratiquement appris à générer elle-même de la commande en faisant du conseil, des études de faisabilité, en organisant des workshops dans les écoles… Comme nous avions très peu accès à la commande publique, nous avons contourné l’obstacle en nous diversifiant. À présent, c’est plus facile en effet, ce qui prouve que l’accès à la commande est très difficile sans ces paliers. Les AJAP nous ont incontestablement aidés.

« On dit souvent que la capacité démocratique à partager est en crise, ces projets démontrent le contraire »

Grand Prix de l’urbanisme 2014, l’architecte Frédéric Bonnet est, avec l’agence Obras et le collectif AJAP14, l’autre tête pensante de l’exposition « Nouvelles richesses ». Il en détaille pour nous la philosophie.

Choisir le titre "Nouvelles richesses" pour parler de lieux ordinaires, cela a tout l’air d’un oxymore mais nous souhaitions justement montrer qu’en dehors de situations emblématiques, il existe sur l’ensemble du territoire à travers de multiples manifestations, des projets d’architecture de moindre envergure porteurs de richesse collective, que la richesse, autrement dit, n’est pas forcément là où on l’attend. Le commissaire général de la Biennale, Alejandro Aravena défend l’idée que l’architecture a une dimension politique et une responsabilité sociale, qu’elle peut aider des situations à se dénouer, il a une vision démultipliée. Nous avons en quelque sorte resserré le champ : nous avons choisi des projets représentatifs de ce qui se passe en France en faisant le choix d’écarter d’emblée les projets portant sur des quartiers métropolitains ou les grands projets publics et privés. Nous nous sommes intéressés aux territoires dont on parle peu où habite pourtant la majorité de la population, les interstices, le périurbain, les zones rurales. Nous avions énormément de projets mais nous avons fait le choix de n’en sélectionner que douze afin de bien les montrer. Nous sommes allés sur place rencontrer les élus, les professionnels, les habitants. À chaque fois, ce sont de belles histoires, il y a de la passion, des compétences, une composition collective, une rencontre. On dit souvent que la capacité démocratique à partager est en crise, ces projets démontrent le contraire, ces histoires fabriquent des choses fortes que les gens partagent. L’exposition s’organise autour de quatre salles. Dans la salle "territoires" sont installés onze panneaux publicitaires sur lesquels tournent successivement trois images : sur la première, on voit un lieu non aménagé, sur les deux autres, le même lieu mais cette fois avec une architecture qui décale la perception. Dans la salle "récit", le visiteur est plongé dans une atmosphère, on entend des témoignages directs, du son. La salle "savoir-faire" se penche sur les techniques constructives, les matériaux. La salle "terreau", enfin,  salue l’engagement de tous les acteurs, et en particulier celui des écoles qui sont en première ligne aujourd’hui et portent la question du rural et du périurbain.