Cher Abel Jafri,

Nous rendons hommage ce soir à une belle ascension républicaine placée sous le signe de l’engagement et du cinéma d’auteur avec le plus beau succès cinématographique de cette année. Une trajectoire qui souvent fut un combat contre les étiquettes et les idées raccourcies. Un parcours d’autant plus exemplaire que vous avez mis votre talent et votre carrière au service des plus jeunes, pour leur permettre de s’épanouir, de s’exprimer en apprivoisant et en s’appropriant la scène et la caméra.

D’une enfance bourguignonne au milieu des champs et à l’ombre des fonderies du Creusot à une adolescence rythmée par le théâtre et l’impro au cœur d’une ville, Aubervilliers, marquée par l’ambition culturelle de son maire, Jack Ralite, vous êtes un pur produit de l’école de la République, mais aussi de celle de la vie et des maisons de quartiers où vous usez les planches.

Parce que, replacée au cœur du pacte républicain et ouverte à tous, elle a été pour vous un espace d’émancipation et de reconnaissance, c’est vers la culture que vous vous tournez. C’est le théâtre qui vous ouvre la voie du cinéma : vous faites vos premiers pas dans une pièce de Nathalie Sarraute puis dans L’Algérie en éclat de Catherine Lévy-Marie.

Votre parcours cinématographique est le fruit de belles rencontres : avec Claude Sautet pour vos débuts au cinéma dans Nelly et Monsieur Arnaud aux côtés des plus grands ; puis avec Rabah Ameur-Zaïmeche qui vous offre un rôle dans Bled Number One, un film dont la puissance évocatrice a bouleversé le Festival de Cannes et où chaque personnage, dont le vôtre Bouzir, mêle sa partition individuelle à un destin collectif. C’est le début d’une longue collaboration qui se poursuit avec Dernier maquis puis Les Chants de Mandrin. C’est encore une rencontre qui est à l’origine de votre aventure hollywoodienne pour La Passion de Mel Gibson.

Ancré dans une réalité que vous ne perdez jamais de vue et animé du sens de travail hérité de votre père, vous multipliez les activités entre les rôles. Vous tournez aussi beaucoup à la télévision, pour des téléfilms et des séries chères au cœur des Français comme Famille d’accueil ou, plus récemment, Engrenages. Trop souvent cantonné à des rôles réducteurs frisant le stéréotype, vous n’hésitez pas à dénoncer la représentation de la diversité qui est faite sur nos écrans.

La consécration vient avec Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, sûrement la plus belle de vos rencontres. Vous incarnez avec une très grande justesse toute la complexité du personnage et ses paradoxes : l’humanité qui affleure sous la cruauté implacable à travers le regard qui se détourne pendant la lapidation, un sourire amoureux ou une cigarette fumée d’un seul trait, une humanité qui cède à la violence arbitraire du coup de feu rageur violant la pureté du paysage.

Vous vous êtes investi dans cette formidable aventure cinématographique qui fut avant tout humaine : ramassant les déchets avec les enfants, arbitrant des parties de football qui dans le film ont donné lieu à un véritable moment de grâce d’une infinie poésie où l’espoir qui renaît alors jaillit dans toute son irréductibilité.

Acteur de talent, vous avez voulu rendre ce que vous avez reçu : vous transmettez donc votre passion aux plus jeunes en animant des ateliers de théâtre dans des MJC, en intervenant dans les écoles ou en enseignant la direction d’acteurs à la Cité du Cinéma de Saint-Denis où les étudiants de tous horizons ont en partage le talent et l’amour du 7ème art.

Pour tous ceux auprès de qui vous vous engagez, vous voulez incarner bien plus qu’un modèle : vous voulez provoquer l’envie de montrer un visage différent de notre pays, vous vous battez pour changer le regard que l’on porte sur nos quartiers populaires dont vous ne cessez de rappeler la solidarité, l’énergie et l’immense talent.

Aujourd’hui, ce symbole républicain que je m’apprête à vous remettre trouve une place bien méritée aux côtés de cette croix du sud que vous ne quittez pas et qui porte la mémoire de vos pères.

Cher Abel Jafri, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de l’ordre de la Légion d‘honneur.

Cher Tony Gatlif,

C’est un cinéma ivre de liberté, un cinéma de musique et de voyages qui est à l’honneur ce soir à travers cette distinction que j’ai le grand plaisir de vous remettre. Un cinéma à l’énergie débridée, vibrant d’émotions, de sons et d’inventivité, un cinéma que vous avez voulu et pensé pour le peuple. Un peuple plein de vie, de rêves et de désirs, un peuple vivant et debout.

Très tôt, vous avez développé le goût du cinéma et des films engagés grâce à votre instituteur qui vous fait découvrir l’œuvre de Jean Renoir, de Charlie Chaplin et de Jean Vigo. Vous développez une grande admiration pour Michel Simon qui fut pour vous une rencontre déterminante : c’est lui qui, après une représentation, vous pousse à monter sur les planches.

Autre rencontre qui conforte l’engagement politique et la radicale liberté de vos films : l’amitié que vous nouez avec Guy Debord, militant révolutionnaire et père du situationnisme, enthousiasmé par Les Princes, premier volet de la trilogie que vous consacrez au peuple gitan.

Chacun de vos films est un hymne à la liberté et à la mémoire des déracinés, des êtres sans frontières ni attaches, ces  « étonnants voyageurs »pour le dire comme Baudelaire, « qui s’enivrent / D’espace et de lumière et de cieux embrasés », « berçant leur infini sur le fini des mers ». Votre œuvre s’attache aux trajectoires singulières et contrariées qui toujours triomphent des déterminismes et s’arrachent au conformisme ; elle révèle, dans toute la puissance de son éclat, le désir de vie, l’élan obstiné et irrépressible d’aller de l’avant.

Après Les Princes avec Gérard Darmon, vous réalisez Latcho Drom, Prix Un certain regard à Cannes, bouleversant périple à travers l’Andalousie, l'Egypte, la Roumanie, la Hongrie et la musique tsigane, puis Gadjo Dilo, c’est-à-dire « homme fou », comme pour mieux évoquer Godard, que vous admirez, et son Pierrot le Fou dont vous offrez des variations incarnées et lumineuses à travers chacun de vos personnages.

Dans ce qui s’apparente à un documentaire, on découvre Romain Duris, formidable dans le rôle de Stéphane, et Rona Hartner que vous réunissez ensuite à nouveau pour Je suis né d’une cigogne. Vous retrouvez Romain Duris pour Exils qui vous vaut le Prix du meilleur réalisateur au Festival de Cannes. Enfant chéri du Festival, vous êtes de retour à Cannes pour Transylania, avec Asia Argento, qui clôture les festivités dans la joie.

Avec Liberté, récit terrible de la déportation des Roms pendant la seconde guerre mondiale, vous vous insurgez contre la violence et les préjugés à l’encontre de la liberté faite homme.

Ce qui fait la force de votre œuvre et de votre cinéma en mouvement, c’est la place de la musique, personnage à part entière, qui est dans chacun de vos films, révolte pure et cri de tout un peuple. Une musique riche de ses influences métissées, de ses accents tsiganes et ses rythmes andalous, qui récolte toutes les récompenses.

L’année dernière, vous nous avez offert Géronimo dont la scène inaugurale jubilatoire et tonitruante, d’une mariée en fuite riant à gorge déployée à l’arrière d’une moto au moteur débridé, donne le ton et le tempo d’un film solaire à la violence chorégraphiée, entre West Side Story et Boda de Sangre, avec une Céline Salette, sublime en éducatrice de quartier, dans un de ses plus beaux rôles.

A l’image du film que vous consacrez à l’œuvre de Stéphane Hessel, votre cinéma est celui de l’indignation. Pour vous, comme pour l’immense militant des droits de l’homme : « résister c’est créer » ! C’est pour ce cinéma libre et généreux ; pour votre œuvre qui abat tous les murs, ouvre tous les horizons et donne le goût de la vie, que nous vous rendons ce soir les hommages de la République. Une République dont le 11 janvier dernier a montré qu’elle était vivante et debout.

Cher Tony Gatlif, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur.

Cher Jean Becker,

C’est un grand honneur pour moi de rendre hommage aujourd’hui à votre immense carrière : enfant du cinéma, vous avez créé, d’année en année et de succès en succès, une formidable complicité avec le public français.

Servi par des acteurs fidèles, chers au cœur et à la mémoire de nos concitoyens, et par des univers et des intrigues dans lesquelles ils se reconnaissent, vous êtes une des figures majeures d’un cinéma populaire qui fait du 7ème art la pratique culturelle préférée des Français.

Pour vous, le cinéma est une histoire de famille : votre père, Jacques Becker, a réalisé certains de nos plus chefs d’œuvre, dont l’incontournable Casque d’or avec Simone Signoret. Vous avez hérité de lui la rigueur et l’exigence du travail bien fait. Votre frère, votre sœur, ont eux aussi été pris par cette même passion familiale contagieuse.

En vous entourant des grands noms du cinéma français dont les visages vivent au rythme du public, vous avez su créer un univers familier pour le spectateur, de sorte que cette histoire de famille devient aussi un peu la sienne.

On ne peut parler de votre œuvre sans évoquer ceux dont vous avez révélé le talent : Jean-Paul Belmondo, tout d’abord, que vous mettez en scène dans Un nommé Rocca, votre premier film. Puis vous réunissez le couple désormais mythique qu’il forme avec Jean Seberg pour Echappement libre, revisitant leur histoire pour offrir une fin plus optimiste au spectateur, gratifié d’un « ça me plaît ! » enjoué de l’actrice américaine. Quant à Tendre Voyou, il laisse entrevoir le personnage diablement attachant et terriblement ravageur du « Magnifique ».

Vous offrez aussi à Isabelle Adjani un de ses plus beaux rôles dans L’Eté meurtrier avec un personnage à l’inquiétante beauté, Eliane, rôle féminin parmi les plus subversifs de l’histoire du cinéma français, qui lui vaut le César de la meilleure actrice.

C’est aussi vous qui avez fait de Vanessa Paradis la petite fiancée du cinéma français, dans Elisa, un film sombre et tendre où la caméra, captive, n’a d’yeux que pour la star en train de naître.

Après une parenthèse télévisuelle réussie avec Les Saintes chéries, vous enchaînez les succès populaires à un rythme soutenu : des Enfants du marais à Un crime parfait au Paradis, sans oublier Effroyables jardins, Jacques Villeret, Suzanne Flon et André Dussollier partagent l’écran, et le succès, avec Thierry Lhermitte, Josiane Balasko, Benoît Magimel, Isabelle Carré ou Michel Serrault. Vous aimez aussi, pour le plus grand bonheur du public, mettre en scène des duos détonants, Daniel Auteuil et Jean-Pierre Darroussin dans Dialogue avec mon jardinier mais aussi Gérard Depardieu et Gisèle Casadesus pour La Tête en friche.

Le public français est toujours au rendez-vous de votre cinéma intemporel et familial, de vos comédies humanistes qui sont autant de traversées des paysages de la France profonde, de la comédie humaine et du théâtre des sentiments. Des histoires dans lesquelles le public ne manque jamais de se reconnaître, où vous dépeignez mieux que personne les bassesses de l’âme humaine, sa médiocrité mais aussi l’élégance de cœur.

A quatre-vingts ans, vous n’avez rien perdu de votre verve et le charme est loin d’être rompu : votre dernier film, Bon rétablissement, a été unanimement prescrit comme remède contre la morosité ambiante !

Par votre cinéma, généreux et ouvert, dont la simplicité va droit au cœur des Français, vous avez conquis des générations qui continuent à se presser à la sortie de chacun de vos films pour cette sensation si précieuse de ne pas ressortir tout à fait les mêmes que quand ils sont entrés.

C’est un grand honneur pour moi de vous rendre ce soir les hommages de la République au milieu de tous ceux qui vous admirent, de vos proches, de vos amis, mais aussi de vos voisins rétais que je salue (Lionel Jospin, Jacques Toubon)…

A travers moi, c’est le public français qui vous adresse aujourd’hui toute sa reconnaissance pour ces moments inoubliables que vous lui avez fait vivre au cours de toutes ces années !

Cher Jean Becker, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de l’ordre de la Légion d’honneur.