Aurélie Filippetti

De gauche à droite, Jean-Jack Queyranne, Martin Schulz, Aurélie Filippetti et Hélène Waysbord

Izieu, le 6 avril 2014

Monsieur le Président du Parlement européen, cher Martin Schulz,
Monsieur le Président de la Région Rhône-Alpes, cher Jean-Jack Queyranne,
Mesdames et messieurs les Parlementaires et les élus,
Madame la Présidente du Conseil Général du Rhône, chère Danielle Chuzeville,
Monsieur le Président du Conseil général de l’Ain, cher Rachel Mazuir,
Monsieur le Maire d’Izieu, cher Denis Martin-Berbaz,
Madame la Présidente de la maison d’Izieu, chère Hélène Waysbord,
Monsieur le Préfet du département de l’Ain, Laurent Touvet,
Monsieur Alexandre Halaunbrenner,
Monsieur Samuel Pintel,
Mesdames et messieurs,

Je viens aujourd’hui dans une immense émotion exprimer, au nom du Président de la République, du Premier ministre et de l’ensemble du Gouvernement, l’hommage de la France à la mémoire des quarante-quatre enfants et de leurs sept éducateurs arrêtés ici, il y a soixante-dix ans, pour être exterminés. La République ne laissera jamais s’éteindre le souvenir de ces victimes de la haine et de la barbarie, pourchassées jusque dans ce hameau qui pourtant, pendant un an, avait été pour elles un havre de paix.

Car c’est bien un lieu de vie que Sabine et Miron Zlatin avaient fondé à Izieu le 10 avril 1943. Un lieu de vie pour des enfants persécutés, qui connaissaient déjà la peur, l’internement, la séparation d’avec leur famille. Il fallait du courage, de l’espérance, de la générosité, pour accueillir, dans les murs de cette maison, ces enfants au destin déjà bouleversé. Sabine et Miron Zlatin n’en manquaient pas. Ils furent aidés dans leur entreprise par le sous-préfet de Belley, Pierre-Marcel Wiltzer, qui fit honneur à sa fonction dans l’abîme où nos institutions avaient alors sombré.

A Izieu, on retrouvait un peu d’enfance. On jouait, on dessinait, on se baignait dans le Rhône voisin, on fêtait les anniversaires. Les plus grands cultivaient le potager pour améliorer l’ordinaire. On étudiait aussi, avec l’institutrice arrivée en octobre 1943 ou au collège voisin de Belley. Les bouleversantes photographies
regroupées au sein des archives de la maison d’Izieu nous montrent les visages souriants des enfants qui, malgré l’angoisse toujours présente, malgré l’inquiétude sur le sort de leurs proches, avaient alors repris goût à la vie.

Mais la petite citadelle d’Izieu était bien frêle face à l’ouragan de la haine qui se déchaînait en cette année 1944. L’imminence de la défaite semblait redoubler l’ardeur des bourreaux, soucieux de hâter l’accomplissement du pacte abominable scellé à Wannsee deux années auparavant. 1944 c’était l’époque où, en France, la terreur imposée par les nazis et la milice de Darnand était à son paroxysme. C’était l’époque où, en Hongrie, commençaient les préparatifs de l’extermination de 440 000 juifs, perpétrée en moins de deux mois malgré l’effondrement militaire. Mais peu importait : le génocide était alors devenu l’ultime objectif des nazis.
Temps sinistres, temps macabres dont la seule évocation blesse comme des éclats de verre. Comment peut-on tuer des enfants ? Comment Barbie a-t-il pu aller aussi loin dans la transgression des lois les plus élémentaires de l’humanité ? Il serait commode de tenir les nazis pour des monstres, des hommes sans âme, inhumains. Malheureusement, les nazis étaient, eux aussi, des humains. Le génocide est un acte inhumain commis par des humains. Et la question qu’il faut inlassablement se poser, n’est pas « comment des monstres peuvent agir ainsi ? » mais « comment des hommes peuvent agir ainsi ? » L’humanité a été, et demeure, capable du pire. Le savoir est une raison de s’engager et de ne jamais oublier.

Nous aimerions invoquer la folie humaine, mais nous savons que ce n’est pas vrai, que la Shoah, que tous les génocides ont eu des prémisses bien inscrites dans l’histoire.
Il n’aurait jamais fallu que s’épanouissent des idéologies de l’inégalité des races et de la supériorité de certains. Il aurait fallu que l’égalité entre les hommes et le respect d’autrui prévalent toujours sur les difficultés des temps.

Il n’aurait jamais fallu que, profitant des troubles de l’entre-deux guerre, dans l’Europe entière, des apprentis sorciers de la politique mettent sur le compte des Juifs et des étrangers tous les maux de l’époque, réactivant comme jamais le fléau de l’antisémitisme.

Il n’aurait jamais fallu que les gouvernements démocratiques fassent preuve de faiblesse vis-à-vis de ces idéologies mortifères au nom d’une paix civile et internationale dont la préservation était illusoire, comme la suite l’a démontré. Il n’aurait jamais fallu que l’idée démocratique soit instrumentalisée puis foulée aux pieds par la brutalité totalitaire.

Sabine Zlatin qui s’est tant battue, après le drame du 6 avril, pour faire de la maison d’Izieu ce qu’elle est aujourd’hui, a trouvé les mots les plus justes pour décrire le mécanisme qui mène à la catastrophe : « Si l’on n’y prend pas garde, disait-elle, un pays entier finit par perdre tout sens du droit, toute notion de justice. On en arrive à oublier que quels que soient la couleur de sa peau, son accent, sa religion s’il en a une, tout homme, toute femme, tout enfant a droit à une vie et à une dignité. »

Ces paroles, ce sont celles de l’humanisme, celles qui viennent des Lumières, de Diderot, de Goëthe, de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789. Ce sont les valeurs de la France. Mais aussi des valeurs universelles. Tout gouvernement républicain a le devoir de les défendre et le gouvernement auquel j’appartiens le fera sans faiblesse.

Mesdames et Messieurs, il a fallu beaucoup de volonté, de constance et d’engagement à celles et ceux qui ont fait de la maison d’Izieu ce haut lieu de notre mémoire nationale. Je pense, une fois encore, à Sabine Zlatin qui fonda, avec Pierre-Marcel Wiltzer, au lendemain du procès Barbie en 1988, l’association du musée mémorial des enfants d’Izieu. Je pense au président François Mitterrand, qui inscrivit le musée au programme des grands travaux et vint l’inaugurer le 24 avril 1994. Je pense enfin à toutes celles et à tous ceux, simples citoyens, qui participèrent à la souscription nationale ayant permis à l’association d’acquérir la maison. Je rends hommage à l’engagement constant de sa présidente, Hélène Waysbord, pour la défense et le développement de la maison d’Izieu.
Nous poserons tout à l’heure, monsieur le Président, cher Martin Schulz, la première pierre de l’extension de la maison d’Izieu. Je salue votre présence ici, si forte, si symbolique, en tant qu’Allemand et que Président du Parlement européen. Cette extension, réalisée avec le soutien du ministère de la culture, de la région Rhône-Alpes et du conseil général de l’Ain dont je salue l’engagement, permettra à l’association de la maison d’Izieu de mieux accueillir le public, notamment scolaire, et de sensibiliser les visiteurs au crime contre l’humanité et à la mémoire de sa transmission. Car telle est aussi la vocation de ce lieu : faire mieux connaître le drame de la Shoah et permettre ainsi à tous les publics, et en particulier aux plus jeunes de comprendre où mène l’oubli des valeurs républicaines, démocratiques et humanistes. C’est le rôle du ministère que je dirige et c’est aussi le rôle de l’Europe de veiller à la transmission de cette histoire. L’Europe de la culture que nous devons construire ensemble et maintenant doit reposer sur la connaissance de notre passé commun, dans ses pages les plus lumineuses comme les plus tragiques. L’Europe de la paix, l’Europe de la démocratie, l’Europe de la culture, riche à la fois de nos différences et de nos points communs, sera le meilleur rempart contre les tentations totalitaires qui ne disparaîtront malheureusement jamais tout-à-fait, mais qui trouveront toujours sur leur chemin des femmes et des hommes prêts à mourir pour les écraser.

Mesdames et messieurs, dans cette traversée de la nuit que le nazisme imposa au monde, Izieu porte la mémoire particulière du crime le plus abominable, crime contre l’innocence, celui perpétré contre les enfants. Le 6 avril 1944, les forces de la lâcheté, du cynisme et de la bestialité se sont déchaînées sur ces lieux mêmes. Ce crime est de ceux qui ne peuvent, qui ne doivent jamais être effacés.
Mais je veux voir dans l’évolution de ce lieu, dans son ouverture à la jeunesse, un signe d’espérance. Cette espérance qui portait, en dépit de tout, Etty Hillesum, morte le 30 novembre 1943 à Auschwitz, et qui écrivait dans son journal : « J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m’est connu, aucune information nouvelle ne m’angoisse plus. D’une façon ou d’une autre, je sais déjà tout. Et pourtant, je trouve cette vie belle et riche de sens. A chaque instant. »