Chère Dominique Issermann,

Noir et blanc et lumière naturelle : par votre démarche artistique, vous avez révolutionné la photographie de mode.

« Au fond du jardin, je vise dans le Brownie Flash de mon père, j'ai quatre ans, je photographie ma mère qui étend des draps : ma première photo », racontez-vous. On pourrait croire que la photographie se tenait là dès votre enfance, comme voie toute tracée. Mais c’est dans le cinéma, votre grande passion, que d’abord vous vous chercherez. Dans l’agitation de mai 68, l’étudiante d’hypokhâgne que vous êtes propose à son professeur un sujet de mémoire sur « Les rapports familiaux dans le monde de Mickey Mouse ». Vos vraies classes, vous les faites sur les barricades avec Cohn-Bendit et une bande d’amis qui vous conduisent jusqu’à Rome. Dans l’aventure romaine, vous faites vos premières expériences cinématographiques, en fréquentant Bernardo Bertolucci, Jean-Marie Straub, Gian-Maria Volonte. Vous partez filmer les occupations d’usine près de Rome, et cela donne Dell’impossibilità di recitare Elettra oggi. Résultent également de ces cinq années vagabondes un travail collectif pour un film de Jean-Luc Godard, Vent d’Est, deux coréalisations de longs métrages avec l’écrivain et cinéaste Marc’O, et une capacité intacte à mordre l’instant avec une caméra quelle qu’elle soit, comme vous le ferez plus tard pour les chansons de Catherine Deneuve, Renaud et Patricia Kaas, ou sur les huit « mini-fictions » de l’album Old Memories de votre ancien compagnon, Leonard Cohen.

Vous faites vos premiers pas dans le photojournalisme en 1974, lors de la Révolution des Œillets, avec des appareils prêtés par Raymond Depardon et Marie-Laure Decker. L’expérience, pour vous, n’est pas concluante, et vous ne vous sentez pas à l’aise dans cet exercice. Dans le fond, vous préférez l’émotion provoquée par la beauté physique pure, éloignée des déterminations trop visibles de la société et de l’histoire. Un peu comme les femmes d’Antonioni, qui vous aura toujours inspiré : « j’aime les femmes d’Antonioni : elles n’ont pas de sac à main, on ne sait jamais de quel milieu elles sont ni d’où elles viennent. »

Revenue à Paris, ce sont les factures de téléphone à payer qui achèvent de vous convaincre à participer à un concours de photographie de mode, organisé par les magazines Elle, Jardin des modes et Zoom. Vous faites poser votre frère avec une jolie fille qu’il voulait tant rencontrer dans un imperméable CCC. Haut la main, vous êtes distinguée.

Pilier de cinémathèque, vous commencez à faire les portraits d’actrices et d’acteurs qui découvrent à peine la célébrité. Ils s’appellent Isabelle Adjani ou Gérard Depardieu. Suivrons Catherine Deneuve, Simone Signoret, Yves Montand, Jeanne Moreau, Fanny Ardant, Serge Gainsbourg, Jane Birkin, Robert de Niro, Anouk Aimée, Lawrence Olivier, Isabella Rossellini, Françoise Sagan, Marguerite Duras, Balthus… La liste est si longue.

C’est Sonia Rykiel qui vous a ouvert en grands en grand les portes de la mode. Après quelques questions, elle vous laisse carte blanche pour 18 pages à shooter pour le Vogue américain. Votre idée de la femme, incarnée par Anne Rohart, mannequin-muse pour laquelle vous consacrerez un ouvrage complet, pose altière dans un univers noir et blanc, l’ombre racontant la courbe, plaît tant à la créatrice que, main dans la main et pendant plus de dix années, vous façonnez avec elle l’image désormais si célèbre de la « femme Rykiel ». Votre portrait de Sonia, cigarette à la main, habillée par l’ombre seule, signe votre complicité.

Vous collaborez aussi, et pour de longues années, avec Chanel, Dior, Yves Saint Laurent, Hermès, Nina Ricci ou La Perla, et notamment pour les magazines Esquire, Elle et Vogue. On vous décerne, en 1988, l’oscar de la photographie de mode aux « Oscars de la mode », pour votre ouvrage consacré à Anne Rohart.

Pour la première et dernière fois de sa carrière, vous filmez Bob Dylan traversant une publicité pour les dessous signés Victoria’s Secret, attiré par un ange vénitien. Un casting de beautés, telles Carole Bouquet, Anna Mougladis, Natalia Vodianova ou Kate Moss, s’offre à vous pour les campagnes publicitaires de ces grandes marques, faisant naître sous votre oeil des portraits d’une élégance inégalée. Vous qui signez la campagne désormais « vintage » d’Eau Sauvage de Christian Dior, ou plus récemment le voyage oriental d’Audrey Tautou avec son Numéro 5 de Chanel, vous résistez à la tentation des clichés trash des années 1990
mettant en scène des mannequins cernés et amaigris, choquée que la souffrance puisse être l’objet d’un jeu.

Il ressort de ces centaines d’images de femmes l’idée d’une infinie liberté où les modèles vous confient l’intimité immédiate et voluptueuse des madones impassibles. « J’aime capter chez les femmes la fierté et le mystère, quelque chose de sicilien dans cette chose de toujours relever la tête, quoiqu’il arrive. Ce côté diable au repos», rapportez-vous. Antonioni toujours, photos en suspension, pas d’accessoire, pas d’explication ; beauté pure et lumière naturelle.

Aujourd’hui, nous pouvons admirer à la Maison européenne de la photographie le remarquable travail que vous avez mené en Suisse avec Laetitia Casta : trente clichés épurés, apologie du sensuel dans une architecture brute et d’eau dessinée par Peter Zumthor, aux thermes de Vals.

« On n’épuise pas un visage. Les gens ne sont que du devenir, d’un instant à l’autre ils sont déjà quelqu’un d’autre », soulignez-vous. Vous êtes l’artiste-photographe qui aura contribué à la redécouverte d’un féminin universel.

Chère Dominique Issermann, au nom du Président de la République, nous vous faisons Chevalier de l’Ordre national du Mérite.