Inna TCHOURIKOVA et Svletlana ZAKHAROVAMonsieur le Ministre, Cher Alexandre AVDEEV,Messieurs les Ambassadeurs,Messieurs les élus,Chère Inna TCHOURIKOVA,Chère Svletlana ZAKHAROVA,Cher Naoum KLEIMAN,Cher Gleb PANFILOV,Cher Pavel LOUNGUINE,Mesdames, Messieurs,Chers amis,

« Vous verrez que cette petite machine qui tourne en faisant clic-clac
révolutionnera notre vie » : ainsi Léon TOLSTOÏ prophétisait-il en 1908 le
grand avenir du cinéma. L’histoire lui a donné raison et le cinéma russe tout
particulièrement. Le cinéma russe, chacun le sait, a su sans tarder, avec un
esprit pionnier et avide de modernité, écrire les pages parmi les plus
sublimes du 7e art. Je pense bien sûr, cher Naoum KLEIMAN, à ce géant
que fut EISENSTEIN, qui a placé d’emblée la barre du cinéma au plus haut
de l’exigence artistique comme de la conscience historique. A propos de ce
cinéaste, peut-être savez-vous que, dans notre école française du cinéma,
la FEMIS, l’un des manuels de mise en scène les plus prisés et les plus
utilisés est un livre d’EISENSTEIN : nous prenons toujours en France, en
2010, des « Leçons de mise en scène » de Sergeï EISENSTEIN, et je
pense que nous ne sommes pas les seuls dans le monde et que cela va
durer encore longtemps !
Je parle de cinéma, pour lequel j’ai, vous le savez une passion, mais il y a
une autre origine que j’aimerais évoquer et en quelque sorte invoquer avec
vous, dans le cadre de cette Année croisée franco-russe qui s’ouvre sous
les meilleurs auspices. Il y a une autre aurore esthétique du XXe siècle qui a
scellé la fascination de notre pays et de notre modernité pour la culture
russe : il s’agit bien sûr de la danse et des fameux Ballets russes de Serge
DIAGHILEV, qui ont émerveillé Paris il y a tout juste 100 ans.
Mais je ne suis pas venu en Russie uniquement pour rappeler avec
reconnaissance, peut-être avec solennité, le passé trop riche, trop glorieux,
trop prestigieux de nos admirations croisées. Je suis venu, au contraire,
pour témoigner de la permanence et de la vitalité de notre dialogue, qui se
noue naturellement, sans intervention de l’Etat, entre nos créateurs et nos
artistes, mais aussi nos musées et nos institutions culturelles. Pour ce faire,
j’ai souhaité tout particulièrement honorer cinq personnalités de la culture
russe contemporaine dont le talent et le prestige sont particulièrement chers
à la France et aux Français.

Je voudrais ajouter, avant de me tourner vers les récipiendaires, à quel
point je me réjouis de cette Année croisée France-Russie. Je suis heureux
qu’au réseau spontané des échanges artistiques entre les deux pays, nous
ayons ajouté le tissu vivant de nos collectivités, afin que chacun de nos
territoires soit innervé par cet événement amical et culturel, et en ressente
les stimulations et les émotions. L’apport particulier des mécènes, russes et
français, dont la solidarité a encore renforcé ces liens, mérite aussi toute
notre reconnaissance.
Cher Naoum KLEIMAN,
S’il est une institution qui m’est chère, c’est, vous le savez, la
Cinémathèque, une institution mythique pour tous les cinéphiles, un lieu
quelque peu austère en général, mais chargé de tous les rêves du monde
entier, qu’il a sur, jour après jour, cristalliser et faire partager. Les
cinémathèques sont de hauts lieux du dialogue culturel. Et c’est vous dire,
cher Naoum KLEIMAN, à quel point c’est un moment particulièrement
émouvant que celui où j’ai la chance et le plaisir de rendre hommage au
directeur, au fondateur et au pilier de la Cinémathèque russe. Vous êtes, en
quelque sorte, le Henri LANGLOIS russe. Et je me représente la
Cinémathèque de Moscou comme les grandes bibliothèques mythiques,
celle d’Alexandrie par exemple, comme l’un des creusets des découvertes
où s’est mesuré, s’est comparé, s’est dépassé, en somme s’est inventé le
cinéma russe. Vous êtes un peu le gardien de ce Temple, en même temps
que celui de la mémoire du premier géant du cinéma russe, EISENSTEIN.
Car je rappelle que vous êtes chercheur et même conservateur depuis des
décennies au Musée EINSENSTEIN, et que vous avez publié l’intégrale de
son oeuvre, en la restituant dans toute sa splendeur.
De même que nous avons tous pu voir quantité de films russes à la
Cinémathèque de Paris, de votre côté, vous avez consacré des festivals
inoubliables à Jean-Luc GODARD, et plus récemment au très regretté Eric
ROHMER. Je pense aussi à la célébration du « Premier siècle de cinéma
français », grâce à laquelle vous avez offert au public russe un panorama
des meilleurs films français produits depuis les origines du cinéma.
Et je sais, cher Naoum KLEIMAN, le rôle qu’ont joué votre notoriété, votre
aura et votre énergie combattive dans la défense de ce temple, parfois
menacé dans son existence.
Pourtant, vous n’êtes pas seulement animé par le désir de conserver, de
sauvegarder, mais aussi, et peut-être surtout, par l’envie de transmettre :
par le Musée, mais également par les conférences sur le cinéma que vous
donnez aux quatre coins du monde, en Europe, aux Etats-Unis, en Inde, au
Japon…
Cette transmission de la mémoire du cinéma, et par le cinéma, elle est
aussi un enseignement éthique : je pense, par exemple, à cette nouvelle
projection de Shoah, de Claude LANZMAN, dont vous avez permis la
première diffusion en Russie et qu’une nouvelle génération a pu découvrir il
y a quelques semaines.
On pourrait penser, cher Naoum KLEIMAN, que l’image est chose
immédiate, qui n’a pas besoin d’intercesseur ; mais je crois comme vous,
depuis longtemps, que c’est une illusion et que ce serait trop simple. Je crois au contraire, que le cinéma, comme tout ce qui nous transporte, a
besoin de médiateurs, de passeurs et d’initiateurs passionnés.
C’est pourquoi, cher Naoum KLEIMAN, au nom de la République française,
nous vous remettons les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et
des Lettres.
Cher Pavel LOUNGUINE,
Chacun d’entre nous ici se souvient du choc, je dirais presque de
l’électrochoc, que représenta au Festival de Cannes, en 1990, le premier
film d’un jeune réalisateur : Taxi Blues. Dès les premières images, au son
inattendu d’un saxophone, nous nous trouvions plongés dans un univers à
la fois étrange et familier, celui d’une Russie restée longtemps fermée à nos
regards, et qui surgissait tout à coup sous un aspect entièrement nouveau.
Vous incarnez, depuis lors, ce nouveau visage du cinéma russe d’après la
perestoïka et l’ouverture du rideau de fer, celui de la nouvelle Russie que
nous avons découverte avec une certaine stupéfaction.
Film après film, vous explorez les mutations de l’identité russe, celles du
présent, et maintenant celles du passé.
Après Taxi Blues et ses vagabondages nocturnes et arrosés en forme de
road movie urbain, après Luna Park et les dérives d’une société désorientée
et tentée par l’extrémisme, Un homme russe fait le portrait saisissant des
folies de l’argent roi.
Puis vous remontez le temps, en historien des moeurs et de l’identité russe.
C’est la méditation mystique de L’Île, c’est, tout récemment, le grand souffle
épique de Tsar, qui conjugue les puissances tutélaires de TOLSTOI et de
DOESTOIEVSKI, et n’a pas oublié non plus les leçons de mise en scène
d’EISENSTEIN.
En même temps, cette interrogation obstinée de l’identité russe, elle n’est
pas du tout coupée du reste du monde, en particulier de l’Europe et
singulièrement de la France, qui produit la plupart de vos films. Depuis vos
débuts, vous avez tissé des liens plus que privilégiés avec le public
français, qui vous suit comme l’un des siens. Votre maîtrise de notre langue
est d’ailleurs un symbole de cette amitié qui nous unit depuis tant d’années.
Vous êtes l’un des inventeurs d’un universel enraciné, une forme
typiquement russe de l’universel, une alchimie secrète qui est capable de
toucher chacun d’entre nous.
Cher Pavel LOUNGUINE, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Chère Inna TCHOURIKOVA, Cher Gleb PANFILOV,
Avant de m’adresser à chacun de vous, permettez-moi de m’adresser au
couple légendaire que vous formez à l’écran comme dans la vie, au
réalisateur et à sa muse, qui s’inspirent réciproquement comme le peintre et
son modèle, à l’instar d’autres couples mythiques de cinéma comme Jean-
Luc GODARD et Anna KARINA, ou encore Federico FELLINI et Giulietta
MASINA… Je me réjouis que des rétrospectives soient venues faire mieux
connaître encore votre oeuvre commune au public français, notamment à
Cannes en 1988 et tout récemment encore au Festival international du film
de Belfort.
Cher Gleb PANFILOV,
« L’art commence là où il y a des peut-être » : par cette belle maxime, vous
définissez très bien, je crois, un art tout de nuances et de subtilité, exempt
de tout manichéisme, et doué d’une puissance d’émotion digne des plus
grands.
Figure historique du cinéma soviétique, puis russe, vous n’avez cessé, au fil
de vos oeuvres, d’interroger l’histoire et l’identité russes. Vous avez
adroitement critiqué le régime soviétique en parvenant, presque toujours, à
vous déjouer de la censure, sans recourir à l’autocensure, mais par le biais
d’une perfection artistique qui vous a souvent permis de convaincre
jusqu’aux plus sourcilleux des censeurs…
Dès votre premier film, en vous intéressant en pionnier à la guerre civile
russe, vous avez su éviter les pièges de la caricature, notamment grâce à
ce personnage de général blanc très humain, certes engagé comme les
autres dans la violence sanglante, mais loin d’être le seul méchant, désigné
d’emblée. A la faveur de votre rencontre avec Inna, vous vous intéressez de
façon privilégiée à l’identité féminine, dans la tradition d’une Anna
KARENINA, ou plutôt c’est à partir d’une perspective féminine, voire
féministe, que vous dressez le portrait de la société : c’est TANIA qui, dans
le Gué, tente d’échapper aux horreurs de la guerre par la peinture ; c’est
ELISAVETA OUVAROVNA dans Je demande la parole, c’est SACHA
NIKOLAEVA dans Thema, c’est VALENTINA, VASSA et la MÈRE dans les
films éponymes… C’est aussi, bien sûr, l’inoubliable JEANNE D’ARC du
Début, qui vous inscrit dans la grande lignée des MÉLIÈS, DREYER,
ROSSELLINI, BRESSON et RIVETTE, qui ont été comme vous inspirés par
cette figure. L’interdiction de représenter cette femme qui entend des voix
divines et qui dit « Niet » vous a conduit à un dispositif complexe et
stimulant, celui d’une Jeanne d’Arc au second degré, sur le tournage d’un
film.
Ce goût du second degré, outil privilégié de l’interrogation critique sur le
cinéma et sur le monde, il se marque aussi dans l’intérêt pour les
personnages d’artistes et de créateurs : outre la peintre du Gué et cette
actrice du Début, c’est le dramaturge et le poète de Thema, ce sont les
conversations sur l’art dans Je demande la parole, ou la réflexion sur le
codage de la voix dans votre tout dernier opus, Archivé pour l’éternité.
Ce très beau titre me semble d’ailleurs renvoyer, en quelque sorte, à
l’ensemble de votre oeuvre : une oeuvre qui, par les sujets qu’elle aborde, par son esthétique, ses grands espaces et ses longues temporalités dignes
d’un BERGMAN ou d’un TARKOVSKI, est faite pour durer, nourrir notre
mémoire et mettre en perspective notre vision du monde, un peu grâce à
ces « peut-être », qui semblent une invitation à renouveler sans cesse notre
regard.
Cher Gleb PANFILOV, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes d’Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Chère Inna TCHOURIKOVA,
Permettez-moi de commencer par quelques vers qui vont vous rappeler
quelques souvenirs… :
« Dans le silence des inspirations nocturnes,
je règne sur l’atmosphère universelle,
Rien ne m’est impossible, rien ne m’est hostile… »
Ces vers, vous les récitez en français, avec une diction parfaite et une
pointe d’accent charmante, au début de Thema, où vous incarnez une
charmante guide de musée, coiffée de votre inoubliable toque de fourrure
blanche… En vous entendant les dire, OULIANOV, le personnage du
dramaturge, a ces mots savoureux : « Les Français, je ne comprends pas
ce qu’ils baragouinent »…
De son premier long-métrage jusqu’à aujourd’hui, vous êtes l’égérie de Gleb
PANFILOV, dont vous habitez chacun des films de votre présence à la fois
lumineuse et tout intérieure.
Dès votre apparition dans Pas de gué dans le feu, vous montrez ce visage
traversé d’émotions, de sourires, de rires, et parfois aussi de larmes. Cette
émotion, vous savez la communiquer avec d’autant plus de force que votre
art est fait de sobriété et de retenue. Je pense notamment à Je demande la
parole, où vous incarnez cette mère dont l’enfant se tue accidentellement
en maniant un pistolet, et qui continue d’assumer, avec beaucoup de
courage et de dignité, sa fonction de maire de sa petite ville – « mère » et
« maire », c’est le même mot en français, comme vous le saviez peut-être
en jouant ce personnage, ainsi que Gleb PANFILOV en imaginant ce film…
Tout en finesse aussi, ce rôle mémorable de JEANNE D’ARC, dont la
volonté implacable n’a d’égale que la peur de la mort, ou, dans ce film dans
le film dont je parlais tout à l’heure, vous jouez aussi le rôle de l’actrice
PACHA, si réservée sans être timide, dont le sourire et le regard pleins de
vie déclinent tout l’arc-en-ciel des sentiments.
Vous avez aussi déployé vos exceptionnels talents de comédienne au
théâtre, au « Tiuz » puis au « Lenkom », notamment dans La Mouette de
TCHEKHOV et dans Hamlet, où vous avez successivement incarné
OPHÉLIE et GERTRUDE, avec autant de puissance de conviction pour
chacun des deux rôles, sous la direction d’Andreï TARKOVSKI puis de Gleb
PANFILOV.
Par votre jeu exceptionnel, par votre présence, vous êtes sans doute l’icône
la plus touchante et la plus humaine du cinéma russe contemporain.
Chère Inna TCHOURIKOVA, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes d’Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Chère Svetlana ZAKHAROVA,
Nous quittons à présent la « lanterne magique » du cinéma pour d’autres
féeries non moins enchantées : celles de la danse et du ballet, et des
formes les plus brillantes qu’en présentent le Théâtre MARIINSKY et le
BOLCHOÏ dont vous êtes l’une des étoiles les plus scintillantes et les plus
émouvantes. À l’heure où nous célébrons le centenaire de la venue des
Ballets russes à Paris, il était bien naturel que je rende hommage à celle qui
est aujourd’hui l’une des plus grandes danseuses de notre époque, que
nous admirons et que nous aimons : somptueuse, divine, lumineuse, vous
semblez venir d’un monde où tout n’est que grâce et poésie.
Malgré votre très jeune âge, vous avez déjà exploré et marqué du sceau de
votre génie les plus grands rôles du répertoire, avec une maturité qui n’a
d’égale que votre spontanéité, et cette liberté que seule permet la parfaite
maîtrise.
Aussi à l’aise dans le rôle d’héroïne romantique de La Belle au bois
dormant, de femme fragile dans Le Lac des Cygnes ou de danseuse
flamboyante dans La Bayadère – autant de spectacles que nous avons eu
le bonheur de voir au Palais Garnier – vous incarnez l’irréductible modernité
de la danse classique.
Vous savez sans doute que DEGAS a réalisé une série de pastels
représentant des danseuses russes, alors de passage à Paris : on ne peut
s’empêcher de songer à vous, chère SVETLANA, en contemplant ces
toiles : éclat, sensualité, force expressive, fluidité des mouvements, telles
sont quelques-unes des qualités de votre style véritablement unique.
Unique, vous l’êtes aussi par votre engagement au service de la culture.
Élue à la Douma d’État, vous êtes également membre du Conseil
Présidentiel de la Culture et des Arts : vous avez le sens du collectif et avez
choisi d’investir une partie de votre énergie et de votre intelligence dans le
milieu ô combien complexe de la politique… Votre engagement ne s’arrête
d’ailleurs pas à la porte des salles d’opéra : en signant votre contrat pour
Carmen, vous avez exigé que le prix des places soit raisonnable pour que
l’art du ballet reste accessible à chacun de vos concitoyens, même les plus
modestes : comme ministre de la République, attaché à ce que j’appelle la
« culture pour chacun », je ne peux que saluer chaleureusement votre
généreuse initiative !
Poète de la grâce, du temps et de l’espace, vous nous enchantez spectacle
après spectacle, en portant à incandescence les rôles dont vous savez en
même temps préserver le mystère. Par la perfection de votre art, par votre
charme et votre grâce, vous êtes l’ambassadrice de la femme russe, dont
vous nous offrez le visage idéal.
Chère Svetlana ZAKHAROVA, au nom de la République française, nous
vous remettons les insignes d’Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.