Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l'occasion de l'hommage au dialoguedes langues et des cultures entre la France et le monde arabe etremise des insignes de l’ordre des Arts et des Lettres à Khadija AlSalami, Marwan Rashed, Maïssa Bey, Elias Sanbar, Jordi Savall etMontserrat Figueras

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

Vous aurez sans doute remarqué sur vos cartons d’invitation cette carte
d’Al-Idrisi, le géographe de la cour de Roger II de Sicile, qui vous présente
un monde inversé à nos planisphères usuels. Les dynamiques politiques
nouvelles qui animent aujourd’hui une partie du monde arabe nous incitent,
je crois, à réviser nos perspectives.

En ces temps où l’on parle de « printemps arabe », il est plus que jamais
temps de parler à nouveau de ponts. L’espoir suscité d’un rapprochement
renforcé entre nos deux rives passe également par celui de ses créateurs,
de ses écrivains, de ses manieurs de mots, de ses artistes, de ses
musiciens. Les dynamiques culturelles entre l’Europe et le monde arabe
font partie du coeur vivant de nos relations, et il faut le réaffirmer
aujourd’hui.

Les ponts sont là pour conjurer la réémergence de ce que Julien Gracq
dans Le Rivage des Syrtes dénommait le Farghestan - de tous les
Farghestan, ces Léviathan de l’Autre qui surgissent de la mer de nos
imaginaires.

Rendre hommage à des personnalités qui contribuent de manière
remarquable au dialogue culturel entre la France, l’Europe et le monde
arabe, c’est aussi se rappeler que ces ponts n’existent que dans la
matérialité de l’échange.

Je remercie le Collège international de la traduction littéraire d’Arles et
l’Institut Français de s’être joints à nous pour cet hommage, pour une
présentation des travaux de la Fabrique des Traducteurs, qui vient de clore
sa session franco-arabe. En nous donnant accès à la création de l’autre, la
traduction constitue l’une des meilleures armes contre les replis sur soi ;
elle a toujours été l’une des conditions de la création d’un espace public
commun. À vous qui vous destinez à devenir traducteurs professionnels, je
dirais que la traduction est sans doute l’un des plus beaux métiers d’art –
celui par lequel vous faites corps avec le plus intime d'une culture : sa
manière de transmettre par les mots le concept et l'émotion.

Chère Khadija Al Salami,
Une jeune femme issue d’un milieu pauvre et conservateur du Yemen, qui
passe son enfance dans les quartiers populaires de Sanaa pendant la
guerre civile, connaît le mariage forcé, le divorce et la prison, avant de
s’expatrier à seize ans et demi pour étudier le cinéma à Washington et à
Los Angeles. Elle devient réalisatrice puis écrivain. C’est l’histoire de
Pleure, ô reine de Saba !, votre premier livre, que vous écrivez avec votre
mari. C’est aussi l’histoire de votre vie.

Celle d’une réalisatrice, tout d’abord, qui s’installe en France en 1986, et
dont les images sont au service du droit des femmes – et cela dès votre
premier film, Femmes au Yemen, en 1990, alors que vous n’avez que 24
ans. Jusqu’à Amina, que vous présentez à Paris en 2006, où l’on retrouve
sous les traits d’une jeune fille les thèmes de la prison, la menace de la
peine de mort ; un film levier, aussi, puisque la sensibilisation qu’il a
véhiculée en faveur des droits les plus élémentaires des femmes a permis
d’envisager la rédemption et la libération de la jeune femme dans une
société en pleine mutation. Ce combat contre les injustices, vous continuez
à le mener aujourd’hui : vous préparez actuellement un long-métrage sur le
mariage précoce. Je crois savoir que vous venez d’achever un tournage
sur le rôle des femmes dans les changements profonds que connaissent
actuellement votre pays, dans leur rapport au régime politique, mais aussi
face à l’oppression familiale et sociale.

Pour autant, votre engagement pour la justice et la défense des droits sait
également aborder d’autres thématiques tout aussi essentielles. Je pense
en particulier à votre Destructive Beast, votre documentaire produit par la
télévision yéménite sur la corruption, qui vient d’ailleurs d’être diffusé sur Al
Arabiya. Sélectionné au festival de Dubaï, ce film qui aborde un problème
majeur qui est loin de concerner votre seul pays vient également d’être
nominé, au festival international de télévision de Monte-Carlo, pour le
prochain prix international de l’Union Radiophonique et Télévisuelle
Internationale du documentaire d’auteur – un prix qui m’est cher, car j’ai eu
l’honneur d’en présider le jury. Un projet qui mérite largement cette
reconnaissance, pour lequel vous avez risqué l’arrestation en plein
tournage, pour finalement réussir à négocier avec les forces de sécurité
l’idée qu’il pouvait être bénéfique à une société en plein travail sur soi.

Aujourd’hui, c’est une femme qui représente la culture yéménite en France,
où vous avez fondé le Centre culturel du Yémen. Malgré les troubles que
connaissent votre pays, la conseillère à Paris pour la culture et pour la
presse que vous êtes n’a pas pour autant interrompu sa programmation.

Vous continuez à organiser les expositions sur le Yémen, qui sillonnent les
villes de France, afin de mieux faire connaître un pays au patrimoine
extraordinaire, de l’Hadramaout aux maisons de Sanaa, et dont l’image
extérieure est encore trop soumise au préjugés. Les artistes yéménites
que vous conviez en France se présentent chaque année dans un rythme
soutenu de manifestations que vous n’avez pas l’intention de rompre. Ce
mois-ci, vous venez par exemple, d'organisé au Louvre un séminaire sur
l’archéologie au Yémen, en partenariat avec des archéologues français,
sur le travail du bronze entre l’Arabie heureuse et le monde gréco-romain,
et une exposition se profile à l’horizon 2013. Avec le Louvre toujours, vous
menez à bien une coopération de fond pour la formation des
professionnels yéménites dans le domaine de la conservation et de la
restauration.
Dans le monde des images et des livres, vous avez oeuvré au service de la
cause des femmes et de la démocratie - des valeurs dont la défense est
plus que jamais d’actualité. En tant qu’actrice de la coopération culturelle
vous nous montrez à tous, par votre engagement et votre persévérance,
que la compréhension mutuelle est une oeuvre de longue haleine sur
laquelle il ne faut pas céder.

Pour toutes ces raisons, je suis particulièrement heureux, au nom de la
République Française, de vous remettre les insignes de chevalier dans
l’ordre des Arts et des Lettres.

Cher Marwan Rashed,
Dans les palimpsestes de nos identités croisées, la figure d’Aristote est
probablement la plus convoquée lorsque l’on veut évoquer la circulation
des textes entre le monde européen et le monde arabe. De Cordoue à
Byzance en passant par le Mont-Saint-Michel, la transmission du corpus et
de ses interprétations continue de hanter les mémoires communes – quitte
à être capable de susciter, encore de nos jours, des controverses qui
dépassent par leur répercussion le seul cercle des spécialistes. À ce père
fondateur qui fascine depuis le IVème siècle avant notre ère, vous devez
d’avoir choisi de consacrer votre vie de chercheur à la circulation de
l’héritage grec, que notre histoire de la philosophie, en Europe, aura bien
souvent fantasmé en monolithe intemporel que la ruse de l’histoire nous
aurait pendant une longue nuit subtilisé lors d’un moment arabe de la
pensée. De cet héritage et de sa transmission, vous êtes précisément l’un
des très rares experts en France capable de pouvoir retracer les
fluctuations, les influences croisées, autrement dit l’historicité, au plus prêt
des deux langues qu’ils ont empruntées : à la fois en grec et en arabe.

À la suite de votre khâgne du Lycée Louis-le-Grand, l’Ecole normale
supérieure vous ouvre ses portes en 1991. Après votre agrégation de
lettres classiques, c’est en Allemagne, à l’Université de Hambourg, que
vous rédigez votre thèse de doctorat sur Aristote à Byzance, du IXème au
XVème siècle.

Après quelques années au CNRS au Centre de recherche sur la pensée
antique, vous êtes nommé professeur à l’Ecole normale en 2005, à 35 ans,
un très jeune âge pour cette fonction prestigieuse. Depuis le cloître
républicain de la Montagne Sainte-Geneviève, vous proposez un
enseignement unique en son genre : celui de la philosophie grecque et de
la philosophie arabe dans la même chaire.

Dans le lent travail des langues et des traductions sur le corpus
aristotélicien, vous repérez comment, sous la multiplicité des langues,
s’exprime la langue unique de la raison humaine. De cette profonde
conviction théorique, vous faites un terrain d’investigation pratique, en vous
faisant l’archéologue de notre identité commune, de la poésie des
présocratiques à la philosophie de l’époque mamelouk.

De cette transmission de l’héritage grec, vous retenez qu’elle est loin d’être
un long fleuve tranquille : chaque auteur arabe est allé chercher dans le
patrimoine grec ce qui l’intéressait pour un projet qui lui était actuel. Hier
comme aujourd’hui, traduire un texte, c’est lui redonner vie – et l’héritage
arabe ne fait pas exception.
Malgré ce que notre accès aux textes de philosophie grecque doit à leur
transmission en arabe, force est de constater quel les textes
philosophiques en arabe sont encore trop peu étudiés ou même édités. À
ce décalage qui ressemble parfois autant à un oubli scientifique qu’à un
déni de la dette, vous aimez sensibiliser vos étudiants en leur rappelant le
paradoxe du Menteur : il y a des dizaines de traité arabes sur la question
qui n’ont été que très rarement abordés, alors que les études consacrées
aux trois seules allusions grecques à cet argument sont légion.

Quand vous quittez le scriptorium, c’est souvent pour vous engager dans
des débats contemporains sur notre rapport d’Européens à la culture arabe
classique. Dans ces controverses, vous vous êtes autant opposé à la
constitution de l’Arabe comme l’Autre qu’à son identification à une sorte de
précurseur plat. Dans votre conception de la culture arabe comme un
mode parmi d’autres de la culture humaine, vous vous revendiquez
clairement de l’universalisme. Car vous vous êtes toujours farouchement
opposé aux folklorisations de tout genre, qu’elles soient positives ou
négatives. En cela vous suivez les traces de votre père, qui a développé
des années 1970 aux années 2000, au CNRS, une école d’histoire des
mathématiques arabes de renommée internationale, dont l’objectif était
précisément de rompre avec l’orientalisme ambiant qui déployait son règne
jusque dans ce domaine d’étude, au détriment d’un universel qui appartient
à tous. De cette conviction vous vous êtes toujours revendiqué, dans votre
recherche comme dans vos prises de position publiques.

Parce que votre histoire de la philosophie grecque et arabe se développe
au coeur de la lettre et de la traduction, dans la chair même du texte de nos
héritages croisés, parce que vos engagements ont toujours su maintenir
l’exigence de l’universel commun face aux altérités faciles, cher Marwan
Rashed, au nom de la République Française, nous vous faisons Chevalier
dans l’ordre des Arts et des Lettres.

- Lecture en français de Catherine Bonjour, traductrice d’Abu Hamid Al-
Ghazali (L’accès au divin par la connaissance de l’âme)
- Lecture en arabe de Ramia Ismaïl, traductrice de Marguerite Duras (La
Maladie de la mort)

Chère Maïssa Bey,
L’écrivain algérienne que vous êtes a su faire fructifier comme personne ce
que Kateb Yacine appelait d’une belle expression un « butin de guerre »
pour tous ceux qui habite cette terre qui fut aussi celle de Camus : la
langue française.

C’est votre père, instituteur à Ksar el Boukhari dans la région de Médéa,
qui vous l’enseigne avant même que vous n’alliez à l’école. Cet ancrage
linguistique vous portera jusqu’au lycée Fromentin d’Alger et vos études
universitaires dans le domaine des lettres françaises, qui deviendront
l’objet de votre d’enseignement.

Votre père, c’est aussi l’histoire d’un drame ineffaçable, celle de la torture
puis de son exécution pendant la guerre d’Algérie, alors que vous n’avez
que sept ans. Le souvenir de ce drame, vous le ferez renaître, de manière
magistrale, dans le huis clos d’un wagon de voyageurs dans Entendez-
vous dans les montagnes. Plus récemment, la marque indélébile du fait
colonial vous a inspiré Pierre Sang Papier ou Cendre, une fresque
poétique magistrale sur 132 ans de colonisation française, qui vous vaut le
Grand Prix du Roman francophone du Salon international du livre d’Alger,
et qui a été adaptée au théâtre par Jean-Marie Lejude sous le titre
Madame Lafrance.

Pour autant - et je me souviens de l’interview que vous m’aviez accordée
pour une émission de France Culture -, l’oeuvre de Maïssa Bey n’est pas
une oeuvre du ressentiment : elle se présente avant tout comme une
recherche sur l’histoire de nos deux pays, leurs liens, leurs blessures. Je
vous cite : « Je ne dénonce rien, j’énonce simplement, non pas ma vérité
mais une vérité. D’ailleurs comment pourrais-je condamner quelque chose
dont je suis le produit… »

Les blessures dont vous parlez, ce sont aussi celles de la violence de la
société algérienne en proie à la guerre civile, dans Au commencement
était la mer, qui marque en 1996 votre entrée en littérature, dans Nouvelles
d’Algérie, qui reçoit en 1998 le Grand Prix de la Nouvelle Société des Gens
de Lettres, ou dans votre dernier roman, Puisque mon coeur est mort, sur
la mémoire d’une mère qui a perdu son fils assassiné. Blessures,
également, d’une génération tiraillée entre tradition et modernité, comme
dans Bleu, blanc, vert, adapté lui aussi au théâtre par la compagnie El
Ajouad. Une Algérie où les femmes subissent la violence des hommes,
comme dans Cette fille là, qui reçoit le Prix Marguerite Audoux. Autant
d’oeuvres qui jalonnent le parcours d’une oeuvre majeure de la littérature
algérienne d’expression francophone, marquée par l’exploration de soi et
de nos contradictions, contre le silence et l’oubli.

Chère Maïssa Bey, du pouvoir de la langue, vous avez toujours eu le souci
de sa transmission. Dans votre ville de Sidi Bel Abbès, vous avez créé, en
2000, une association culturelle, « Parole et écriture », où les lectures
publiques sont reines. Depuis 2005, l’association dispose d’une
bibliothèque qui est devenue un véritable espace d’expression dans la
ville. Vous avez su concilier de manière magistrale cet engagement de
terrain, en parallèle d’une vie de mère, et d’une oeuvre qui continue de se
construire, où tentent de s’exorciser avec douceur et pudeur les violences
de nos mémoires.

Pour toutes ces raisons, je suis particulièrement heureux, au nom de la
République Française, de vous remettre les insignes d’Officier dans l’ordre
des Arts et des Lettres.

- Lecture en arabe de Dina Mandour, traductrice de Gilles Lipovetsky (La
troisième femme)
- Lecture en français de Marie Charton, traductrice de Ghada Abdel Aal
(Ayza atgawwez / Cherche mari désespérément)

Cher Elias Sanbar,
« Et la terre se transmet comme la langue », écrivait Mahmoud Darwich.
Cette formule du poète palestinien disparu, ce pourrait être la vôtre – non
pas seulement parce que vous en êtes le traducteur en français, mais
parce qu’elle dit quelque chose de votre rapport au monde et de vos
engagements pluriels.

L’engagement militant, tout d’abord, d’un homme qui mène depuis
maintenant quarante ans une lutte pour les droits d’un peuple. C’est
l’histoire d’une famille chassée de Palestine à la fin des années 1940
comme tant d’autres, et qui part s’installer au Liban. Une Nakba vécue
alors que vous n’étiez agé que d’un an, un souvenir enfoui, que vous allez
tenter toute votre vie de reconstituer. Votre père a su vous transmettre,
dans l’enceinte familiale de votre enfance beyrouthine, son altruisme
profond et son opposition à tous les autoritarismes. C’est sans doute ce qui
donnera à votre combat une tournure singulière

Engagé dans le mouvement de résistance nationale, vous partez pour
Paris en 1969, où vous poursuivez les études qui vous amèneront par
ailleurs à enseigner le droit international, notamment à Paris VII, au Liban
et à Princeton. Cette venue en France a fait de vous un Palestinien de
Paris profondément lié à un milieu intellectuel et artistique parisien où l’on
retrouve vos amis Jean-Luc Godard dont vous avez toujours admiré le
travail sur l’image, Gilles Deleuze ou encore Jean Genet, et aussi Jérôme
Lindon.

C’est précisément lui qui accueille en 1981, aux Editions de Minuit, la
Revue d’études palestiniennes dont vous êtes co-fondateur, et dont vous
allez devenir le rédacteur en chef. Se dessine alors pour vous un
engagement fait d’écriture. Outre vos magnifiques traductions de
Mahmoud Darwich en français - à travers pas moins d’une quinzaine de
recueils et d’anthologies -, vous allez, sur la lancée de la Revue, multiplier
les essais, depuis Palestine 1948, l’expulsion en 1984, en passant par les
ouvrages que vous publiez avec Farouk Mardam-Bey, aux éditions Actes
Sud, dont la maison contribue tant à la diffusion des lettres arabes en
France ; jusqu’au tout récent Dictionnaire amoureux de la Palestine (2010),
qui reflète sous sa forme par définition fragmentée, je vous cite,
« l’éclatement du réel palestinien ». Un Dictionnaire dont l’humour n’est
pas absent, où la perte devient stimulant, où les facéties réveillent de
l’absence, où l’enfant chrétien d’Haïfa que vous aviez été décrit, par
exemple, Jésus de Nazareth comme le « Fils des voisins ». De cette
multitude d’écrits audacieux, il ressort un remarquable effort de pensée au
service de la mémoire de 1948, de la mémoire du déplacement, au service
d’un message universel aussi, contre tous les stéréotypes qui peuvent
peser sur les sociétés arabes. Une expérience exceptionnelle, qui du coup
fait de vous un observateur très écouté des printemps arabe.

Et puis il y a Elias Sanbar, l’homme institutionnellement engagé, par ses
hautes fonctions, par ses responsabilités. Vous avez été en effet, pendant
8 ans, un négociateur des accords de paix, à Madrid en 1991, à
Washington en 1992, avant que Yasser Arafat ne vous confie la
coordination de la délégation pour les négociations sur les réfugiés jusqu’à
1997.

Devenu Ambassadeur de la Palestine à l’UNESCO, c’est désormais le
champ de l’action culturelle qui sera l’axe principal de votre action. Vous
vous impliquez tout particulièrement dans les questions qui concernent la
protection et la mise en valeur du patrimoine mondial – en particulier en ce
qui concerne la préservation de la vieille ville de Jérusalem. Vous avez
également lancé, avec la complicité d’Ernest-Pignon Ernest, la constitution
d’un fond de collection qui pourra devenir à terme le noyau d’un futur
musée national d’art moderne de la Palestine, qui bénéficie d’ores et déjà
de dons de très grands artistes.

Au porteur d’un combat par les mots de la poésie et ceux de la
négociation, diplomate et homme de revue, traducteur et auteur, rares sont
les champs d’action qui sont étrangers à celui qui a choisi de porter son
engagement sur le registre universel du dialogue interculturel. C’est donc
pour moi un honneur, Monsieur l’Ambassadeur, cher Elias Sanbar, de vous
remettre les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.

- Lecture en français de Lotfi Nia, traducteur de Abdelwahab Benmansour
(Fussus at-tayh / Les Perles de l’égarement)
- Lecture en arabe dialectal d’Egypte de Heba Zohni , traductrice de René
Goscinny (Le petit Nicolas)

Cher Jordi Savall, chère Montserrat Figueras,
À l’occasion de cet hommage que j’ai voulu centrer autour du dialogue et
de la langue, c’est un immense plaisir que de vous recevoir ce midi, tant
les musiciens, notamment les plus grands, peuvent être eux aussi des
traducteurs d’un autre type. Depuis presque quatre décennies, vous
illuminez de votre présence le monde de la musique ancienne ; et ces
dernières années, vous avez orienté une partie de votre répertoire vers
d’autres rivages, ceux de la rencontre des univers musicaux de notre
espace méditerranéen commun – à l’image du concert que vous allez
donner ce soir, à la Cité de la Musique remarquablement dirigée par
Laurent Bayle, intitulé Mare Nostrum.

Jordi Savall et Montserrat Figueras, c’est l’alliance du timbre de la viole
avec le timbre d’une voix exceptionnelle. C’est aussi la formidable aventure
d’Hespèrion XX - devenu Hespèrion XXI -, de la Capella Reial de
Catalunya et du Concert des Nations. Autant d’ensembles internationaux
dont le niveau d’exigence, la qualité et la chaleur des interprétations
rayonnent dans le monde entier. Outre un travail musicologique qui vous a
permis de revisiter de manière inoubliable les grandes figures de la
musique baroque, vous avez offert au public la possibilité de découvrir des
compositeurs moins connus de la Renaissance ou du XVIIème siècle – je
pense bien évidemment à Marin Marais et à l’extraordinaire succès de

Tous les matins du monde du très regretté Alain Corneau ; mais aussi aux
compositeurs du XVIème siècle, ou encore aux recueils de musique
médiévale pour lesquels vous avez déployé cet équilibre entre rigueur et
liberté donnée à l’imagination dans la reconstitution des timbres et des
paysages sonores, qui caractérise les grands maîtres.

Depuis quelques années, votre label Aliavox a lancé un nouveau format de
livres-albums dont la qualité peut nous laisser croire que les formats
physiques du disque peuvent avoir encore de beaux jours devant eux.

Vous y proposez des parcours historiques en musique où l’on peut
écouter, émerveillés, le son de l’histoire en marche. Par le timbre des voix
et l’éclat de l’instrumentarium, vous parvenez à ressusciter les altérités
oubliées qui sont enfouies dans le substrat de nos mémoires collectives –
de la tragédie cathare à « Jérusalem, ville des deux paix » et la conquête
du Nouveau Monde.

Avec Orient-Occident, vous savez également faire renaître les paradis
perdus, et vous nous rappelez à chaque disque, à chaque concert, qu’il ne
saurait y avoir de nostalgie gratuite d’Al-Andalus. Par les croisements que
vous opérez avec les musiques ottomanes – je pense à votre magnifique
album sur la musique transcrite par Dimitri Cantemir -, mais aussi avec le
patrimoine musical maghrébin, le chant séfarade et le répertoire araboandalou,
vous offrez à l’auditeur et au spectateur un éventail de traditions
musicales qui dialoguent de manière inédite entre elles.

Pour cela, vous avez su vous entourer de musiciens exceptionnels venus
des horizons musicaux les plus variés qui vous ont rejoint à Barcelone et
dans vos tournées à la cadence hors du commun. Je salue à ce titre Driss
El Maloumi et Pedro Estevan qui nous font également l’honneur d’être
avec vous aujourd’hui.

Parmi les très nombreuses distinctions dont vous avez fait l’objet, je me
contenterai de rappeler que vous avez été nommé, cher Jordi Savall,
Ambassadeur de l’Union Européenne pour un dialogue interculturel en
2008, puis tous les deux nommés Artistes pour la Paix dans le cadre du
programme des « Ambassadeurs de bonne volonté » de l’ UNESCO.

Le dialogue interculturel peut rester un mot bien creux quand il n’est pas
mis en pratique. C’est l’esprit dans lequel vous avez précisément créé le
Festival de Fontfroide, dans le Sud de la France, dans le cadre duquel
vous avez réservé un espace pour les jeunes interprètes en voie de
professionnalisation, venu des deux rives de la Méditerranée et au-delà.

Certains disent qu’à Barcelone il y a l’Alliance des civilisations, l’Union pour
la Méditerranée également, dont nous espérons tous que les évolutions
actuelles permettront d’envisager une relance ; et il y a les Savall. Cette
dynamique que vous incarnez est un modèle pour nous tous.

Pour toutes ces raisons, cher Montserrat Figueras, cher Jordi Savall, je
suis particulièrement heureux, au nom de la République Française, de
vous remettre les insignes de Commandeurs dans l’ordre des Arts et des
Lettres.