Chère Dominique Missika,
Il y a cette photo, dans un camaïeu de gris, remplie de vent, avec Michèle
Morgan et Jean Gabin assis sur les rochers au bord de l’océan. On
regarde ce cliché comme si l’on était devenu un instant les témoins directs
de cette parenthèse faite de beauté et de gravité pour un couple au cinéma
et dans la vie, dans le tournage de Remorques. Morgan a 20 ans, Gabin,
36, on est en mai 1940.
Un cliché en marge du cinéma, qui raconte à sa manière une des réalités
de la guerre : le bref passage d’un marin en permission pour terminer un
film commencé au début de la « drôle de guerre », et d’une jeune femme
qui partira se réfugier à La Baule avec sa famille durant l’exode.
Ce cliché, comme tant d’autres, comme tant d’images, comme tant d’écrits
ou de lettres passées à travers les mains du contrôle postal, comme tant
de témoignages de rescapés, de survivants, d’enfants, d’anonymes, ce
sont les sources de l’historienne remarquable que vous êtes, chère
Dominique Missika.
Loin des abstractions factuelles qui parfois conjurent, dans le récit
historique, le caractère insupportable de la réalité, vous nous avez donné à
voir l’histoire contemporaine, avec une « Grande Hache » comme disait
Georges Pérec, à travers les milliers de témoignages et de récits.
Pas de chiffres, plutôt des noms. Dans une démarche scientifique, vous
avez redonné la parole à des enfants, des femmes, des hommes, quelque
soit leur milieu ou leur importance, en racontant comment l’histoire a
traversé leur existence.
Cela donne une multitude de livres qui nous placent, comme lecteurs, dans
une proximité bouleversante avec certains destins des Compagnons de la
Liberté, comme avec cette femme trop souvent citée mais si mal connue
qu’était Berty Albrecht, ou Louis Clavel alias Petit Louis, mais aussi la
Résistance : les Histoires de famille, les récits d’enfants juifs sous
l’Occupation avec Le chagrin des Innocents, ou encore ces milliers de
couples séparés à coups de mobilisations et de permissions dans La
guerre sépare ceux qui s’aiment.
Après avoir poursuivi des études d’histoire et de géographie avec une
spécialisation en histoire contemporaine, diplômée de l’Institut d’Etudes
Politiques de Paris, vous avez consacré votre carrière au travail de
mémoire. Citant souvent Marc Bloch et sa distinction entre histoire et
mémoire, la première visant à expliquer, et la seconde à se souvenir, vous
vous êtes tenue éloignée des tentations éditoriales de la polémique et de la
controverse, vous avez fui les anachronismes conceptuels qui naissent des
lectures hâtives.
La qualité de votre travail de recherche vous a amené à devenir membre
de nombreux comités scientifiques, notamment celui de la Fondation pour
la mémoire de la Shoah, pour laquelle vous avez constitué en l’espace de
trois années un fonds de témoignages co-produit avec l’Institut National de
l’Audiovisuel. Depuis cette année, vous êtes également membre du comité
d’orientation scientifique de la Maison de l’histoire de France projetée par
mon ministère.
Mais vous assurez également la direction littéraire ou la direction de
collection d’une multitude de prestigieuses maisons d’édition. En
commençant par les éditions du Seuil où vous avez débuté, puis Balland,
Payot, Nathan Jeunesse, Nil Editions, Robert Laffont ou actuellement, les
éditions Tallandier.
Le livre n’est pas votre seul support de transmission. Sur les ondes, sur les
chaînes câblées, vous avez diffusé une nouvelle manière de faire de
l’histoire, celle où l’acceptation du réel, de sa cruauté aussi pour reprendre
Clément Rosset, a toute sa place, à coup d’extraits de procès historiques,
d’images nues, de récits non coupés, sans commentaires ni retouches. Je
pense bien sûr à votre formidable travail éditorial comme rédactrice en
chef de la chaîne Histoire, à vos documentaires sur France 3 et à votre
collaboration avec France Culture, pour la diffusion de procès qui auront
fait l’histoire - même si cela doit représenter 25 heures de diffusion :
Nuremberg, Pétain, Barbie, Papon, ou plus récemment Outreau. Dans un
souci de pédagogie citoyenne, vous produisez également des émissions
sur le fonctionnement de la justice, comme dans « Un procès d’assises »
ou « Dans le cabinet d’une juge d’instruction ». Le succès de la diffusion
de ces procès est tel que vous décidez, avec la collaboration de Philippe
Truffaut, d’éditer certains d’entre eux sur DVD. Les 145 heures originales
du procès de 1987 de Klaus Barbie, l’un des premiers d’ailleurs a être
filmé, sont ainsi synthétisées en 6 DVD dans un grand souci de sobriété,
sans l’ajout d’un seul commentaire, le plus loin possible de la tentation du
best-of. L’accueil enthousiaste pour ces éditions prouve la justesse de
votre regard, qui répond chez nos concitoyens à un désir de mémoire vive.
Enfin, j’aimerais citer deux autres de vos ouvrages pour lesquels on
éprouve aussitôt une tendresse particulière. Le premier, Les Français aux
fourneaux, a été conçu avec Anne Schuchman. Des plats de la Belle
Epoque aux billets de rationnement, notre histoire contemporaine se
raconte également à travers les pratiques culinaires.
Avec Enfances, un siècle d’histoire, votre sensibilité se loge dans
l’importance donnée aux souvenirs d’enfants qui traversent eux aussi, avec
leurs sensations et leur imaginaire, les événements de notre siècle. Aussi
intime qu’a pu être le film de René Clément, Jeux interdits, vous livrez
dans ce recueil 24 regards d’enfants sur différents moments du XXème
siècle et ses parts d’ombre qui vous font aimer ces vers d’Aragon que l’on
trouve dans L’art poétique : « Que mes rimes aient le charme qu’ont les
armes sur les larmes ».
Pour votre remarquable travail d’historienne qui a redonné parole et corps
à tous ceux qui ont vécu et produit les récits de cette histoire si proche,
chère Dominique Missika, au nom du Président de la République, et en
vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de
la Légion d’honneur.
Chère Paola Gribaudo,
« Derrière chaque livre d’art il y a une histoire », dites-vous : l’histoire d’une
conception, d’une élaboration faite d’aventures collectives créatives et
artisanales. Dans une lettre récente Raymond Mason vous écrit :« Grâce à
toi, chère Paola, j’existe par la multiplication de l’édition. » Bel hommage
pour un travail que vous menez depuis trente ans, au service des
publications les plus prestigieuses des livres d’art, dans le monde entier -
qu’il s’agisse de monographies, de portraits d’auteurs sur les grands
maîtres,ou de catalogues de collections privées.
C’est à votre père, Ezio Gribaudo, artiste, concepteur de livres et éditeur
que vous devez de découvrir cet univers. Il vous emmène dans ses
voyages, et c’est à ses côtés que vous rencontrez les plus grands
protagonistes de l’art du XXème siècle comme Giorgio de Chirico, Jean
Dubuffet ou Lucio Fontana. C’est lui également qui vous apprend les
ficelles du métier, qui vous sensibilise autant aux oeuvres d’art qu’à la
dimension artisanale de la profession : les techniques d’impression, l’oeil
pour les mariages heureux ou malheureux de la couleur et du papier qui
l’absorbe, l’esthétique de la typographie, les secrets de la reliure, de la
densité, de l’épaisseur et du grain du papier, tous ingrédients qui
préservent la cohérence entre l’oeuvre d’un artiste et le livre qui l’accueille,
au service de ces magnifiques objets qui sont autant d’intermédiaires entre
l’art et le lecteur.
Après un mémoire consacré à la conférence sur l’expression des passions
de Charles Le Brun, pour laquelle vous devenez parisienne le temps d’une
année entre le musée du Louvre et la Bibliothèque Nationale, vous vous
spécialisez dans la publication de monographies et de catalogues d’art, en
prenant la responsabilité de la maison familiale, Studio Gribaudo, en 1983.
Vos collaborations avec de nombreux artistes majeurs parmi lesquels
Raymond Mason, Mihail Chemiakin, Yuri Kuper, Boris Zaborov, Fernando
Botero, Wang Luyan, mais aussi Sophia Vari, Vana Xenou ou encore Eric
Fonteneau, parmi tant d’autres, donnent naissance à des ouvrages de
référence. La qualité de vos ouvrages est également due à vos
collaborations avec des écrivains, historiens et grands amateurs d’art - je
pense à Jean Clair, Pierre de Mandiargues, Jean Leymarie, Daniel Abadie
ou Pascal Bonafoux par exemple pour l’ouvrage Les Impressionnistes :
portraits et confidences.
Barnett Newman disait : « j’espère que mes peintures peuvent donner aux
autres, comme elle l’ont fait pour moi, le sentiment de leur propre totalité,
de leur indépendance, de leur individualité, et en même temps de leur lien
aux autres, qui sont eux aussi des entités distinctes ». C’est à ce lien que
vous travaillez, entre les artistes et leurs publics, les institutions et les
grandes maisons d’édition internationales avec lesquelles vous collaborez
comme Rizzoli, Skira, ou Thames&Hudson, la première maison d’édition
de livre d’art de Grande-Bretagne ; des liens avec les plus prestigieuses
galeries parisiennes, Albert Loeb, Di Meo, Patrice Trigano ; avec les
musées - le musée de la Monnaie de Paris, le Centre Pompidou, ou
encore l’Institut du Monde Arabe. Vous avez construit, année après année,
un réseau d’échanges hors du commun, que vous fédérez autour de vous.
Et le studio Gribaudo, qui a donné le jour aux quelques 930 « libri e librini »
de Paola Gribaudo, est à lui seul un centre de gravité du monde des livres
d’art.
Chère Paola Gribaudo, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.
Chère Carole Weisweiller,
« La cité Monthiers se trouve prise entre la rue d’Amsterdam et la rue de
Clichy. On y pénètre, rue de Clichy, par une grille, et rue d’Amsterdam, par
une porte cochère toujours ouverte et une voûte d’immeuble dont la cour
serait cette cité, véritable cour oblongue où de petits hôtels particuliers se
dissimulent en bas des hautes murailles plates du pâté de maisons. Ces
petits hôtels […] doivent appartenir à des peintres. On les devine plein
d’armes, de brocarts, de toiles […] et le maître les habite, inconnu, illustre,
accablé de commandes, de récompenses officielles, protégé contre
l’inquiétude par le silence de cette cité de province. »
C’est ainsi que commence Les Enfants terribles de Cocteau, et c’est dans
l’ambiance mystérieuse et irréelle de ces hôtels particuliers parisiens, où
derrière les rideaux de la haute bourgeoisie se dissimulent les secrets des
amours et de la création, que se rencontrèrent l’Orphée polyvalent du
XXème siècle et votre mère Francine Weisweiller. Par l’intermédiaire de sa
cousine connue sous le nom de Nicole Stéphane, actrice principale de
l’adaptation cinématographique par Jean-Pierre Melville des Enfants
terribles, votre mère est invitée sur le tournage. La magie opère entre
l’artiste et celle qui deviendra sa protectrice, son amie et sa mécène.
Une fois cette amitié nouée, cap sur la Méditerranée, le bleu, la lumière et
la mémoire des mythes. Les murs de la villa Santo Sospir apparaissent
bien blancs à Cocteau, l’invité devenu ami intime de la famille. Il décide de
les rendre plus parlants, avec des fresques « a tempera » peuplées des
figures de la mythologie grecque, de fougasses, d’oursins et de pêcheurs,
de divinités solaires. Tout a commencé par la décoration des murs du
salon pendant deux étés, ceux de 1950 et 1951 ; aujourd’hui, la villa est
protégée au titre des Monuments historiques français.
Francine Weisweiller, votre mère, sera à jamais la dame sous l’ombrelle,
en Balenciaga, celle « qui s’est trompée d’époque » dans le Testament
d’Orphée, un film qu’elle aura produit et dont certaines scènes sont
tournées dans votre villa familiale de Saint-Jean-Cap-Ferrat.
Auprès de cet enchanteur et précepteur hors pair, l’enfant que vous êtes
encore découvre Proust à travers sa correspondance, Ingres sous l’oeil de
Picasso. Lorsque votre mère transforme l’hôtel particulier des Weisweiller
en salon littéraire, Jean Marais, Poulenc, Picasso, Stravinsky, Truffaut,
Genet, Georges Auric, Pierre Bergé, Yves Saint Laurent, Clouzot et tant
d’autres de cette époque, s’invitent à la maison. Une chance extraordinaire
pour une jeune fille qui prend très tôt la mesure de ce lien d’amitié et
d’admiration qui unit un artiste à son mécène.
Témoin privilégié du monde culturel français et international de l’aprèsguerre,
vous livrez au fil de vos biographies, de vos portraits d’artistes et
de la grande mécène qu’a été votre mère, des documents inédits, des clés
pour déchiffrer l’énergie créatrice de ces figures tutélaures. À travers des
récits, des croquis, des lettres et des poèmes, vous partagez votre
compréhension des blessures et des visions par lesquelles coulent « le
sang d’un poète ».
Auteur de Je l’appelais Monsieur Cocteau, des Murs de Jean Cocteau et
très récemment de Jean Cocteau – Les années Francine 1950-1963, et
Santo Sospir et Jean Cocteau, entre autres ouvrages, parmi lesquels Jean
Marais le bien-aimé, vous revisitez le passé glorieux de votre famille qui a
tant fait pour ce « monstre sacré » que l’artiste aura incarné, et auquel
désormais le nouveau musée qui lui est consacré à Menton, et que j’ai eu
l’honneur d’inaugurer il y a quelques semaines, rend magnifiquement
hommage.
« Tout cela, […] me paraît si anachronique et si irréel que j’ai le sentiment
d’avoir eu 18 ans au siècle dernier ». L’histoire de votre famille, c’est aussi
l’histoire des heures sombres de la Seconde Guerre mondiale, et d’un
après-guerre où cette passion de créer tentait de conjurer la folie de la
destruction. On vous aura légué en héritage cette vision exubérante de
l’art.
Vous rendre hommage c’est aussi rendre hommage à votre mère, c’est
honorer en vous la mémoire de ces personnalités qui ont tant contribué à
notre patrimoine culturel et artistique, et à une conception du mécénat où
l’amitié a toute sa place.
Chère Carole Weisweiller, au nom de la République française, nous vous
faisons Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.