Monsieur l’Ambassadeur,Mesdames et Messieurs,

Chère Keiko Kishi,

En 1959, Alain Resnais porte à l’écran Hiroshima mon amour, nourri des dialogues de Marguerite Duras. Entre la France et le Japon, il y sans doute une part fusionnelle, un jeu de séduction et d’attraction que les réalisateurs, mais aussi les intellectuels, les écrivains ont saisi au fil de voyages et de rencontres.

S’il y a une artiste japonaise dont la vie incarne une histoire d’amour entre la France et le Japon, c’est incontestablement vous, Keiko Kishi. Une histoire d’amour qui est née grâce au cinéma. C’est en effet lui qui vous a réunis, Yves Ciampi et vous en 1957, pour un film inoubliable : Typhon sur Nagasaki. Comment en effet oublier Jean Marais tombant follement amoureux de la sublime Keiko en kimono ? Comment oublier Danielle Darrieux venue tenter de lui arracher Jean Marais en se grimant en geisha ?

Et ce film n’était que le commencement de cette longue relation faite de constance et de fidélité. Au-delà de l’immense actrice, solaire, rayonnante, c’est à la femme que je veux m’adresser. Impossible de ne pas évoquer votre mariage avec Yves Ciampi, qui vous conduit à Paris pour une vie nouvelle, au moment où vous êtes au sommet de votre gloire au Japon.

Cette immersion dans un autre monde vous conduit à vous faire l’ambassadrice de la France au Japon et celle du Japon en France. Au Japon, vous avez fait découvrir notre pays, avec vos reportages pour la télévision et la presse japonaises : on vous y voit arpentant Paris au bras de Robert Doisneau ou encore découvrant l’Ile Saint-Louis qui vous est chère. Inversement en France, c’est vous qui faites découvrir le Japon à André Malraux, à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, à Yves Montand et Simone Signoret, qui tous fréquentaient votre salon ! Vous êtes dans la relation culturelle franco-japonaise une intermédiaire, un passeur obligé, une de ces personnalités qui ouvrent un chemin de dialogue et de rencontres entre les univers culturels.

Je ne reviendrai pas sur votre exceptionnelle filmographie, couronnée de nombreux prix, car chacun ici a en mémoire les films de Yasujiro Ozu, de Kon Ichikawa, sans oublier Kei Kumai ou Sydney Pollack. Permettez-moi un mot sur votre action en faveur du cinéma français, puisque vous avez participez à la sélection et vous avez été membre du jury du Festival du Film Français à Yokohama, aux côtés de Daniel Toscan du Plantier et de Jeanne Moreau.

Et comment les téléspectateurs français pourraient-ils oublier « l’amazone orientale» qui apparaît dans les Chevaliers du Ciel en 1969 ?

Je ne voudrais pas oublier votre livre-témoignage sur votre vie parisienne, prix du meilleur essai en 1998, qui a profondément marqué les lectrices japonaises. Ce soir, c’est aussi la femme d’écriture, la femme libre et éprise de modernité, que nous avons souhaité honorer.

Votre vie est celle d’une longue et belle histoire d’amour entre nos deux pays, entre nos deux cultures, dont on sait combien elles ont dialogué à travers Malraux, à travers Claudel et à travers bien d’autres figures de la République des lettres. Malraux se rend au Japon pour la première fois en 1931 ; dans La Condition humaine, il parle de la baie de Kobé saturée de lumière et de « l’éblouissement du printemps japonais ». A chacune de vos apparitions, sachez chère Keiko Kishi, que c’est ce même sentiment qui nous envahit.

C'est donc avec un immense plaisir que nous vous remettons, au nom de la République française, les insignes de Commandeur dans l'Ordre des Arts et des Lettres.

Chère Reiko Nishioka Kruk,

Avec vous, la célèbre phrase de Paul Valéry prend tout son sens : « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. »

Dans la région de Nagasaki, il y a la ville de Isahaya, où vous êtes née. Ce sud somptueux de l’archipel nippon, c’est aussi celui où se déroule l’intrigue d’un opéra de Puccini qui nous a réunis : Madame Butterfly.

C’est dans un Japon en pleine renaissance économique que vous faites vos débuts dans la publicité, comme concepteur pour la chaîne de télévision NBC Nagasaki. Puis le monde des cosmétiques vous appelle, à Osaka, avant que vous ne partiez vous installer à Paris avec votre mari Maurice Kruk. Vous entrez alors dans les arcanes de grandes maisons comme L’Oréal et Guerlain. Cette connaissance du milieu vous donne tous les atouts pour passer à l’acte : entrer dans le monde du spectacle.

En 1977, vous créez « Métamorphoses », un atelier spécialisé dans les maquillages d’effets spéciaux – un domaine jusque-là inexploré en France. Votre capacité à prendre en charge des projets depuis leur conception jusqu’à leur finalisation vous ouvre les portes du cinéma, du théâtre et de l’opéra. Vous travaillez dès lors pour les plus grands noms de l’écran et de la scène : Werner Herzog, Rudolf Noureev, Antoine Vitez, Hiroshi Teshigahara, Jean-Paul Goude, Hideyuki Hirayama, Patrice Chéreau… Maîtresse des surfaces dans le temps suspendu des minutieuses et interminables séances de maquillage et d’essayage, vous créez les masques qui révèlent ou dissimulent les passions des personnages, pour le temps court de l’écran et de la scène.

Depuis lors, vous avez élargi votre palette créative en devenant directrice artistique sur de nombreux projets, parmi lesquels ce Madame Butterfly sur lequel j’ai eu tant de plaisir de travailler avec vous. Vous avez également réalisé deux courts métrages, Luna Rosa et La Flamme, ainsi que des vidéos pour les chanteurs les plus prestigieux. Vos expositions touchent au sens littéral du terme « arts plastiques », notamment « Skin Art », que l’on a pu voir notamment au Japon, à Paris et au Canada.

Cet art de la peau, vous l’aurez décliné sous toutes les formes possibles, à l’opéra, au cinéma, au théâtre, dans la publicité, du maquillage proprement dit au morphing et à la 3D, en transfigurant les corps et les visages, celui de Ying Huang dans le rôle de Cio-Cio-San, ceux de Marc Lavoine, de Bernard Giraudeau, de Sophia Loren… Avec aussi un remarquable talent pour révéler la face sombre des univers oniriques les plus inquiétants : je pense au fabuleux Nosferatu de Herzog interprété par Klaus Kinski ; à cette tête oubliée dans une valise dans La Sentinelle d’Arnaud Desplechin ; le Maître et Marguerite mis en scène par Andreï Şerban, Turandot par Teshigahara ; des groins pour Ibsen dans Peer Gynt par Chéreau ; des coiffes pour une Jocaste stravinskienne interprétée par Jessye Norman dans l’Oedipus Rex de Julie Taymor ; des griffes, des mains et des pieds de géant pour La flûte enchantée, des clônes, des statues qui s’animent… Masques, peaux, enveloppes, textures, la cire et le plastique, écorchés et prothèses futuristes, telles sont vos matières, celles qui débloquent l’imaginaire et révèlent la beauté, celles qui nous interrogent sur la nature de ces surfaces trompeuses qui forment et déforment l’humain.

Pour toutes ces raisons, parce qu’aussi la France est depuis longtemps votre terre d’adoption et de création, nous vous conférons les insignes d’Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Cher Jirô Taniguchi,

Les Français sont comme vous le savez de grands lecteurs de bandes dessinées, tant européennes que japonaises. Le goût pour les mangas japonaises a trouvé dans notre pays une terre d’élection.

Dans la foisonnante nébuleuse des mangas, un astre a retenu plus particulièrement l’attention des lecteurs français. C’est votre œuvre, cher Jiro Taniguchi, qui se distingue par son univers pictural très particulier, à mi-chemin entre la tradition de la ligne claire de la bande dessinée franco-belge et du manga. Cette rencontre avec les auteurs européens, c’est à vos débuts que vous la faites, alors assistant de Kazuo Kamimura : vous découvrez alors un univers fort différent des codes des mangas japonaises – celui de Moebius, celui de François Schuiten, entre autres grands noms qui vous auront marqués.

Vos premiers succès se caractérisent d’emblée par la variété des genres que vous abordez : l’aventure, le policier inspiré des romans noirs américains, le manga historique aussi - avec notamment Au temps de Botchan, en collaboration avec Netsuo Sekikawa, pour lequel vous gagnez le Prix d’excellence de l’association des mangakas japonais en 1993. Dans cette superbe fresque en cinq volumes, vous relatez les contradictions d’intellectuels partagés entre l’Orient et l’Occident dans cette période clef de l’histoire du Japon contemporain que représente l’ère Meiji.

Votre succès est aussi lié à votre capacité à créer des univers réalistes, mais qui laissent une place au vagabondage et à la rêverie. Ce style original a fait de vous le père du « nouveau manga ». Je pense à L’homme qui marche, un magnifique éloge de la lenteur en milieu urbain, un apprentissage du regard avec lequel beaucoup de Français ont découvert la variété et l’extraordinaire subtilité de l’art du manga. Je pense aussi, évidemment, à Quartier lointain, chef-d’œuvre aux accents proustiens publié chez Casterman, qui explore la mémoire d’un homme de 48 ans retournant sur les traces de son adolescence, et où l’on retrouve d’ailleurs des accents autobiographiques sur votre enfance à Tottori. Primé d’un Alph’art du meilleur scénario au festival d’Angoulême de 2003, son succès français a d’ailleurs été tel qu’il a été adapté au cinéma par Sam Garbarski, dans un film où vous faites d’ailleurs une apparition souriante, en clin d’œil pour ce passage entre les arts.

Vous avez aussi collaboré à de nombreuses reprises avec les scénaristes français les plus importants. Vous avez ainsi réalisé l’illustration de l’album Icare sur un scénario original de Moebius. Dans une veine plus réaliste, vous collaborez en 1997 avec l’un de vos traducteurs, le Français Frédéric Boilet, dans l’album Tokyo est mon Jardin. Parmi tant d’autres albums, je citerai entre autres succès Le sommet des dieux, dans lequel c’est l’alpinisme et les quêtes du dépassement de soi qui vous occupent : le tome 2 vous vaut une nouvelle reconnaissance à Angoulême, avec le Prix du dessin en 2005. Enfin, depuis 2009, vous avez entamé la publication de Mon Année, une bande dessinée en quatre tomes réalisée avec le scénariste français Jean-David Morvan. L’incertitude du quotidien, les moments de tous les jours, le cercle familial et l’histoire d’une petite fille handicapée en Normandie, les silences de l’intime qui font basculer les sentiments sont la matière de cette nouvelle œuvre remarquable, dans laquelle on retrouve aussi, en filigrane, comme dans bon nombre de vos œuvres, le rythme du Ozu de Printemps tardif et de Voyage à Tokyo.

Parce que vous êtes tout simplement l’un des géants du Neuvième art, parce que c’est l’histoire d’une profonde amitié qui vous lie à la France, cher Jiro Taniguchi, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes de Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Chère Yuko Kibayashi, Cher Shin Kibayashi,

Certains se demanderont peut-être pourquoi remettre l’ordre du mérite agricole lors d’une cérémonie vouée à la célébration des arts et de la création ? En 2010, le repas gastronomique français - dont le vin constitue un élément essentiel - a été reconnu par l’UNESCO comme patrimoine immatériel de l’humanité. C’est la traduction de la place prépondérante de l’héritage culinaire dans notre rayonnement international. Tradition multiséculaire et savoir-faire, célébration partagée du goût et convivialité sont les éléments qui ont convaincu l’Unesco de la pertinence de cette candidature.

Plus qu’un oripeau désuet, plus qu’un héritage poussiéreux, le repas gastronomique est en effet le fruit d’une alchimie subtile entre des éléments aussi variés que le paysage, le patrimoine bâti, le rythme des saisons, la langue et ses expressions, la fabrique d’ustensiles et d’objets. En d’autres termes, il est une expression de ce « procès de civilisation » jadis décrit par Norbert Elias. Il est, à l’heure de l’uniformisation du goût et de la standardisation des produits et des modes de consommation, l’une des cartes maîtresses permettant à notre pays de porter l’exigence de la diversité culturelle en Europe et dans le monde.

Le vin est en effet intimement lié à la culture et aux artistes. Les poètes en ont chanté les délices – du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud aux Fleurs du mal de Baudelaire - les philosophes se sont penchés leur ses vertus de cette « liqueur de pourpre » (Bachelard), sans parler des compositeurs et des chanteurs.

Dans un livre très sérieux, André Tchernia, avait déjà exploré l’histoire de la vigne et du vin dans l’Antiquité. Jean-Louis Flandrin, né en Touraine, ce « jardin de la France », historien des pratiques culturelles et du sensible, avait donné à l’histoire de l’alimentation ses lettres de noblesse académiques. Grâce à vous, chers Shin et Yuko Kibayashi, qui avez écrit une série d’ouvrages sur le vin français intitulé Les gouttes de Dieu, le vin est désormais entré dans l’univers du manga japonais. Ce livre, thriller passionnant et haletant, est aussi une célébration du vin et du vignoble français. Elle est d’ailleurs reconnue comme telle par le monde de l’œnologie qui lui a décerné de multiples prix. Avec plus de 380.000 exemplaires et de très nombreuses traductions, son succès a été considérable, avant qu’il ne soit adapté à la télévision. Auprès du jeune public, cette série a fortement contribué à préserver et renouveler l’image du vin français dans l’archipel.

Ce succès est le fruit d’un immense travail de terrain – une archéologie des « menus plaisirs », en quelque sorte - puisque vous avez goûté tous les vins dont vous parlez dans vos ouvrages ! - enquêté minutieusement auprès des vignerons pour délivrer une véritable encyclopédie des meilleurs vins. Votre livre est une invitation au voyage qui nous fait découvrir les domaines de Château Mouton Rothschild, Château Pichon-Longueville, Château Beychevelle, le Domaine de la Romanée-Conti, et tant d’autres.

Les vignobles, ne l’oublions pas, sont inscrits dans une histoire des territoires et des paysages, dans une histoire de ces « noms de pays » chers à Marcel Proust – Gevrey-Chambertin, Morgon, Pauillac, Jurançon – qui façonnent une culture des sens autant qu’une expérience de la mémoire, un délice présent autant qu’un futur toujours recomposé. De la confrérie des Compagnons du Beaujolais au « marathon du Médoc », il me semble que peu de rituels du vin vous auront échappé !

Comment ne pas reconnaître en vous, cher Shin Kibayashi, chère Yuko Kibayashi, non seulement de grands artistes et des créateurs mais aussi des amoureux de la France, de ses paysages et de sa culture.

Aussi, chers Yuko et Shin Kibayashi, au nom du ministre de l'Agriculture, nous vous remettons les insignes de chevaliers du Mérite agricole.