Son Excellence

Monsieur le Ministre, cher Xavier Darcos,
Monsieur le Président-Directeur général du musée du Louvre,
cher Henri Loyrette,
Madame la Directrice générale de l’Institut national d’histoire de l’art,
Mme Antoinette Le Normand Romain,
Mesdames et messieurs les académiciens,
Mesdames et messieurs les conservateurs,
Cher maître, cher Pierre Rosenberg,
Chers Louis, Laurent et Charlotte Chastel,

Chers amis,

Nous sommes réunis ce soir pour célébrer la mémoire d’un humaniste, qui fut animé toute sa vie par l’ambition et le goût de la Renaissance dont il fit son objet d’études ; un homme pour qui la tentation de l’Italie se concilia admirablement avec l’amour de l’art français, un homme pour qui la documentation visuelle était un instrument irremplaçable de savoir, comme en témoigne la très riche photothèque aujourd’hui conservée par le centre André Chastel. Je tiens à remercier l’ensemble des institutions qui ont rendu possible cette soirée d’hommage : le Louvre, l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA), l’Institut national de l’audiovisuel (INA) – qui a permis de rassembler les images d’archives - et je tiens à rappeler mon affection sincère et chaleureuse à l’endroit de Louis, Laurent et Charlotte Chastel. Sans eux, sans leur volonté et leur engagement, nous ne serions pas là ce soir et l’année Chastel n’aurait pas vu le jour.
Au-delà de la date anniversaire, il est en effet  nécessaire de saisir les traits du chercheur en histoire de l’art mais aussi de comprendre l’homme. Commémorer, ce n’est pas célébrer, c’est aussi tracer des lignes de vie et de réflexion afin que notre mémoire, que la mémoire d’un homme et de ses engagements en l’occurrence, aide à tracer les perspectives de l’avenir.
Comme celui de tout « honnête homme » et de tout intellectuel exigeant, le parcours d’André Chastel est un cheminement solitaire ; mais ses réalisations sont aujourd’hui devenues des références collectives. Né en 1912, André Chastel était un esprit curieux, avide de tout, de Léonard comme de Vasari, du cardinal Louis d’Aragon comme de Marsile Ficin. Il ne dédaigna pas pour autant la découverte de l’Amérique, qui lui permit de réaffirmer son ancrage  français et européen. Admirateur des inspections de Mérimée, viscéralement attaché au patrimoine national, le plus reculé comme le plus évident, il n’en aima pas moins la création de son époque en s’attachant avec beaucoup de plaisir à côtoyer des artistes vivants de son époque, à l’image de Zao Wou-Ki ou de Nicolas de Staël.

L’autre caractéristique d’André Chastel fut sa passion de l’enseignement. Professeur à l’université puis au Collège de France, membre de l’Académie de Inscriptions et belles-lettres il sut enthousiasmer de nombreuses générations d’étudiants. Ce qui frappe quand on le voit, quand on l’écoute c’est la tonalité de son discours. Grand maître et professeur, sa pause dans la parole reflète cette assise d’un savoir sans postures. Il s’en dégage une énergie de la transmission et un plaisir évident au partage de ses travaux. Au delà de ses recherches, à la fois amples et érudites, dans le détail comme dans le général, André Chastel s’est toujours montré curieux de son temps en prenant part au débat d’idées. Son engagement dans les problématiques de son époque a été complet et passionné. Ses chroniques dans un grand quotidien national en témoigne parfaitement.
Dans cette perspective, André Chastel a été aussi un homme qui s’est engagé au profit des institutions culturelles. Que serait aujourd’hui la Villa Médicis sans la réforme Malraux qui a introduit, grâce à Chastel, l’histoire de l’art et la restauration des œuvres ? Que serait le patrimoine français sans la création de l’Inventaire général  - Magnifique création qui a mis en valeur, pour les provinces françaises, des édifices patrimoniaux et des lieux de mémoire ? Que serait l’histoire de l’art en Europe aujourd’hui sans l’Institut national d’histoire de l’art qu’il a si ardemment souhaité ? Autant d’institutions, autant de parcours individuels qui doivent à André Chastel leur existence. Il a su voir dans cette discipline, qui était jusqu'à son époque réservée à une élite sociale, des ramifications concrètes aujourd’hui incontestables. Il a été probablement un de ceux qui a le mieux compris que cette discipline était fertile pour la vie de la cité, qu’elle ne pouvait que faire mieux comprendre le monde des artistes et celui de la création.
Ses intuitions, ses réalisations formidables ont été approfondies, poursuivies, et certaines initiatives de ces dernières années sont clairement inspirées du grand Professeur qu’il fut et qu’il reste.
André Chastel a en effet tracé des perspectives qui laissent encore des lignes de fuites. Nous sommes garants d’un patrimoine laissé par les générations précédentes, et il faut sans cesse veiller à maintenir cette attention à l’endroit de tous nos patrimoines en étant attentifs à leur diversité comme à leur singularité. Ainsi nous ne pouvons que nous réjouir de la décision du Président de la République de confier au Louvre le pilotage du projet culturel et patrimonial pour l’hôtel de la Marine, accompagné d’autres institutions comme le Mobilier national, autre magnifique institution française garante de l’histoire de l’art et de la création.
André Chastel était aussi préoccupé de la transmission de la connaissance des arts aux plus jeunes. Depuis deux ans, avec l’appui du Haut Conseil à l’Education Artistique et Culturelle, un enseignement obligatoire en histoire des arts a été proposé à tous les niveaux scolaires, et une épreuve est désormais inscrite au brevet des collèges : un cap a été franchi. Cette réforme a été largement accompagnée par les services de mon ministère, avec courage et résolution. Et depuis octobre 2009, fruit d’une mobilisation de très nombreux acteurs, un portail « Histoire des arts » a été mis en place, qui met à disposition des enseignants plus de 3 000 fiches numérisées, bénéficiant depuis un an d’une présentation par territoire.
Chastel avait aussi porté l’idée de la création d'un institut de recherche en histoire de l'art. L’INHA, dont nous avons fêtés à l'automne les dix ans, a pleinement pris sa place en France et en Europe dans la recherche et la coopération internationale. La réalisation de la grande bibliothèque d’histoire de l'art sur le site Richelieu fera de Paris une des capitales européennes de l’histoire de l’art à côté de Rome, Berlin ou Londres. Chastel l’avait imaginé dès 1983. C’est donc au terme d’un long cheminement que cette belle idée a pris forme, avec donc la création de l’INHA, mais également avec l’installation au centre de Paris, rue de Richelieu, d’un vaste complexe dédié à l’histoire de l’art, là où l’ancienne bibliothèque nationale avait son siège. Appuyé aux collections spécialisées de la BnF et avec l’Ecole des chartes, l’INHA compose cet original « carré des arts », où il présentera ses importantes collections fin 2014, autour de la prestigieuse salle Labrouste. Le grand chantier de rénovation du Quadrilatère Richelieu,  en fédérant autour d'une bibliothèque les énergies et les moyens des institutions de recherche françaises en histoire de l'art,  exaucera pleinement le vœu formulé par André Chastel il y a presque trente ans.
Depuis mon arrivée au Ministère de la Culture et de la Communication, j’ai porté une grande attention aux institutions qui transmettent le savoir et l’expertise dans le domaine de l’histoire de l’art, en particulier celles sur lesquelles mon Ministère exerce sa tutelle : l’Ecole du Louvre, l’INP, l’INHA, sans oublier les Universités et les Centres de recherche, de plus en plus ouverts aux échanges internationaux, aux projets d’excellence. J’ai tenu à me rendre dans chacune de ces institutions, j’ai souhaité visiter les lieux et rencontrer les acteurs pour mieux comprendre leurs attentes.
       
Enfin, Chastel s’est toujours montré ouvert au  plus large public, jugeant que la culture devait être partagé par le plus grand nombre. C’est dans cet esprit que nous avons créé le Festival d’histoire de l’art de Fontainebleau avec l’appui de l’équipe du château et de l’INHA. Ce que j’avais imaginé lors de mon passage à la direction de l’Académie de France à Rome en 2009, ce que le « tour de France » des musées que j’ai entrepris depuis ma nomination rue de Valois m’a suggéré, ce qui semblait complémentaire et nécessaire à la suite de l’introduction de l’enseignement d’histoire des arts à tous les niveaux scolaires a désormais pris forme. Avec près de 15 000 visiteurs, cette première édition a été couronnée de succès. Dans le XXIe siècle du Tout-images, dans ce déferlement incessant d’icônes, de simulacres, de figures visuelles, n’ était-il pas nécessaire d’offrir un lieu et un moment pour « apprendre à voir », pour accompagner l’indispensable éducation à l’image dans un siècle qui est d’ores et déjà celui des écrans ? Les 1, 2 et 3 juin prochains, Fontainebleau accueillera l’Allemagne. Quant-au thème, il sera conjugué au pluriel puisqu’il s’agira des « Voyages ».
En d’autres termes, l’actualité de Chastel, c’est aussi l’actualité d’une histoire de l’art ouverte sur la demande sociale, ouverte sur la Cité, ouverte au questionnement contemporain sur l’objet, sur l’image, sur les nouveaux médias. La consommation culturelle est une chose, mais la connaissance de l’art, l’éducation au goût et la pensée de l'art sont des chemins plus escarpés, indispensables pourtant à la formation de l’individu et du citoyen éclairé. L’histoire de l’art se nourrit d’autres approches : l’histoire de l’objet visuel, de sa matérialité, mais aussi la littérature, la philosophie, l’anthropologie ou encore la psychanalyse. Cette pluralité des approches peut lui permettre de s’insérer dans le débat public. Car « l’histoire de l’art doit être une discipline active dans la Cité », elle doit « favoriser une connaissance, une prise de conscience historique qui modifie les perspectives — si souvent naïves — du présent ». Je crois profondément à ce programme de travail défini par André Chastel tout au long de sa vie. Je me réjouis  à cet égard que malgré les difficultés rencontrées par nos finances publiques, et à la différence de nombreux partenaires européens, le budget du ministère de la Culture et de la Communication n’ait pas servi de variable d’ajustement, qu’il ait même été sanctuarisé. Nos savoir-faire en matière de restauration, de politique patrimoniale, de conservation préventive, notre vitalité en matière de festivals et de création contemporaine sont aussi une réponse à la crise. Chastel l’avait bien compris.
En définitive, pourquoi honorer André Chastel ? Pourquoi faire entrer pour la première fois un historien de l’art dans les commémorations nationales pour cette année 2012 ? Au delà de l’homme, c’est une discipline, une forme d’intelligence au monde qui nous apparaît aujourd’hui indispensable. L’historien de l’art souffre d’un manque de reconnaissance de la part du grand public. Ce qui n’est pas le cas en Allemagne – pensons à Hans Belting - en Italie – pensons à Federico Zeri - pour ne citer que ces exemples. Tel un artisan, il travaille dans la patience, dans le silence des archives, des bibliothèques, des cabinets de dessins ou des collections des musées et des collectionneurs. L’historien de l’art se sacrifie au silence et au temps de l’étude, à contretemps des diktats contemporains de la vitesse. Il sert la « musique du silence ».
Pendant  l’année où j’ai occupé les fonctions de directeur de la Villa Médicis puis ensuite comme ministre, j’ai rencontré de nombreuses fois ces personnalités admirables et passionnées. Des amoureux du beau qui, face aux impératifs de visibilité, demeurent les garants d’une transmission, solides car il donne la tonalité fondamentale de ce que sera la culture de demain. À chaque fois, j’ai été ému devant ces ferveurs si peu reconnues. L’universitaire, le conservateur du patrimoine, l’enseignant, l’éditeur et le libraire, le collectionneur ou le galeriste, et en général tous les passionnés de l’art, tous travaillent à nos « musées imaginaires ». Mon action consiste à leur ouvrir encore plus les portes du musée réel - car il n’est pas de politique des publics et de démocratisation culturelle sans approfondissement, sans éducation des sens et du regard. Je me réjouis à cet égard qu’à l’occasion de cet anniversaire, de nouvelles publications voient le jour, que de nombreuses initiatives universitaires et scientifiques fleurissent, notamment à l’INHA avec l’important colloque organisé en décembre, en lien avec le Centre André Chastel, sous la responsabilité de Michel Hochmann et de Sabine Frommel. D’autres initiatives verront le jour à l’Académie de France à Rome, lieu habité par l’esprit et la figure du Professeur et du maître.
L’histoire de l’art a toute sa place dans un monde qui a érigé l’image – y compris l’image de soi - en fétiche. A l’ère de la reproductibilité infinie de l’image, elle peut contribuer à donner de la cohérence, elle peut être un outil pour rendre plus intelligible notre temps. Elle peut permettre de « réconcilier le sensé et le sensible », de valoriser ce que nos amis italiens appellent le « savoir-voir », de conquérir des œuvres qui ne parlent pas d’elles-mêmes.
L’histoire de l’art peut aussi permettre de lever les préventions et les intimidations de ceux qui n’osent pas franchir les portes des « temples » de culture. L’éducation à l’image, dans un monde caractérisé par un bombardement sans ordre, sans intelligibilité, sans hiérarchie, est plus qu’une exigence, c’est une nécessité. Aujourd’hui plus qu’hier, faire comprendre la construction d’une image, comprendre qu’elle n’est pas la réalité mais qu’elle est la construction parfois savante d’un discours, ce sont là les voies d’une éducation à la culture.
N’oublions jamais que l’histoire de l’art porte une responsabilité à l’égard du passé, des monuments, des sites archéologiques, des tableaux qu’il importe de conserver ou d’acquérir. Conserver et transmettre, cette double mission qui lui est assignée dit assez son rôle social mais aussi l’impérieuse nécessité de sa mission. Ce fut le sens de l’engagement et de la passion qui animèrent André Chastel.

Je cède maintenant la parole au maître de cérémonie, à Pierre Rosenberg, dont chacun connaît ici l’attachement et la passion pour cette discipline.