A l'occasion du déplacement du Président de la République à Besançon, vendredi 16 novembre, nous republions l'entretien que nous avait accordé le 18 septembre dernier Célie Pauthe, directrice du Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté lors du lancement de "Bagdad/Besançon", la saison irakienne du CDN.

Établir un pont artistique reliant Bagdad à Besançon – c’est le pari, passionnant autant qu’inédit, de Célie Pauthe, l’emblématique directrice du Centre dramatique national Besançon Franche-Comté. Celle-ci a programmé, tout au long de l’année, une « saison irakienne », dont l’ambition est de faire découvrir au public français les nouvelles voix de la scène de la création bagdadie. Ce « projet au long cours », qui débute le 20 septembre avec la présentation du spectacle Looking for Oresteia, une relecture contemporaine de l’Orestie d’Eschyle, est l’un des événements de la rentrée théâtrale.  

Comment vous est venue l’idée de cette saison irakienne ?

A l’origine de ce projet, il y a une rencontre, avec le metteur en scène irakien Haythem Abderrazak. Tous les deux, nous avons immédiatement eu envie de monter un spectacle ensemble. Ce spectacle, c’est Looking for Oresteia, dont nous signons la mise en scène à partir du 22 septembre. L’inscription d’une « saison irakienne » au cœur de la programmation du CDN était, à partir de là, une évidence.

Cette année, nous allons enfin montrer au public le travail souterrain qui, de résidence en résidence, a été réalisé ces quatre dernières années. Se déterritorialiser, accueillir comme nous le faisons une équipe étrangère en partageant le plateau, c’est vraiment à mon sens l’une des premières missions d’un Centre dramatique national.

A chaque fois que l’on est à Bagdad, on découvre un foyer d’art qui, en dépit de conditions difficiles, s’invente en permanence

Pourquoi avoir choisi de travailler sur l’Orestie d’Eschyle ?

La rencontre avec Haythem Abderrazak a eu lieu à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, où il était invité à présenter un spectacle que nous programmons à l’occasion de « Bagdad/Besançon ». Il s’agit de La Maladie du Machrek, une adaptation d’une pièce d’Heiner Müller sur la guerre civile dans la Rome antique transposée dans les années 2008 à Bagdad, dans le contexte de violence intercommunautaire qui a suivi l’intervention américaine. J’ai été très impressionnée par ce que j’ai vu. C’est à mon retour en France, en pensant à ce projet commun que la directrice artistique de Siwa, Yagoutha Belgacem, appelait de ses vœux, que m’est venue l’idée de travailler sur L’Orestie.

J’avais l’intuition qu’une relecture de ce texte pouvait beaucoup nous apporter à l’un et à l’autre. L’Orestie est en effet un texte tutélaire pour l’Occident, il contient le ferment dans lequel on vit encore aujourd’hui, cet horizon démocratique dont les Lumières se sont inspirées. Le pari a été de proposer une relecture de ce texte à l’aune de nos vieilles démocraties occidentales et du chaos irakien, que ces mêmes démocraties ont contribué à produire. C’est vraiment cela, le point de départ.

À partir de là, tout s’enclenche ?

Absolument. Haythem Abderrazak est venu à Besançon et le rêve a pris forme. Il connaît très bien ce théâtre, il enseigne l’art dramatique à l’Institut des Beaux-Arts de Badgad et a souvent travaillé la tragédie grecque avec ses élèves. Il a tout de suite vu les liens qu’il pouvait y avoir avec ce que traversait l’Irak contemporain. De fil en aiguille, nous avons décidé de mettre en scène ensemble la troisième partie. Ce n’est pas toujours facile, car nous avons tous les deux des méthodes d’approche théâtrales très différentes. Je suis quelqu’un qui vient profondément du texte alors qu’Haythem Abderrazak est un acteur avant d’être un metteur en scène. Son travail est toujours empreint d’une dimension physique impressionnante. L’image raconte autant, voire plus, que le mot. Ce que l’on met en commun et en dialogue, ce sont non seulement des horizons géographiques et culturels différents, mais aussi des approches concrètes du plateau. C’est dans cet intervalle que du sens apparaît.

Le texte d’Eschyle est une œuvre qui fait écho à des préoccupations très actuelles autant qu’il est un terrain de rencontres entre artistes.

Les questions que posent Les Euménides sont toujours actives aujourd’hui. Eschyle parle d’un monde en transformation qui porte un espoir immense mais aussi de nombreuses interrogations. Dans Les Euménides, il invente le premier tribunal démocratique humain, mais derrière ce tribunal, les zones d’ombre sont partout. L’une des plus complexes réside dans le fait qu’Athéna acquitte Oreste au nom des pères. Athéna déesse femme, néanmoins virile, rend la justice au nom des hommes. Ce monde qui sort de terre et essaye d’en finir avec le vieux monde, une justice fondée sur la loi du talion, ne pouvait-il s’édifier qu’avec le patriarcat triomphant ? Ce qui m’a particulièrement frappée, c’est la radicalité dramaturgique avec laquelle Haythem a abordé cette partie en radicalisant totalement le rapport aux dieux. Ce que fait Athéna au fond, c’est un coup d’état démocratique. Je l’ai complètement suivi dans cette approche. Je trouve magnifique qu’un texte du Ve siècle avant notre ère trouve un tel écho dans l’histoire de l’Irak aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas que de l’Irak, il est question du passage d’un monde à un autre, de la façon dont ce passage provoque des violences inéluctables. Mais le sont-elles vraiment ? Eschyle ne nous pousse-t-il pas à affûter constamment notre intelligence pour que ce monde, qui doit être transformable, puisse en même temps contenir en son sein toutes ses parties ?

Quel regard portez-vous sur le travail en commun et sur la scène irakienne que vous avez découverte ?

Le plus important, le ciment de cette aventure, c’est la troupe mixte qui s’est construite au fil du temps. On peut vraiment parler de famille. Quant à la scène bagdadie, il était primordial pour nous de découvrir l’état du théâtre irakien dans toutes ses dimensions : comment fait-on encore du théâtre à Bagdad aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il en reste ? Qu’est-ce qu’il en naît ? Il y a un an et demi, nous avons organisé un premier voyage où des jeunes gens nous ont présenté leur travail. Nous avons découvert un théâtre impressionnant. Un théâtre qui se passe souvent de mots, où le corps a une importance considérable, où quelque chose de la violence vécue et rentrée se décharge et se pense. C’est un théâtre qui a beaucoup à voir avec quelque chose de l’ordre de la catharsis.

Nous avons aussi découvert un lieu extraordinaire, un théâtre magnifique au bord du Tigre, dans un état hélas déplorable aujourd’hui, que se partagent, sous forme d'autogestion, de jeunes compagnies sans le sou. A chaque fois que l’on est à Bagdad, on découvre un foyer d’art qui, en dépit de conditions difficiles, s’invente en permanence. La scène art graphique et performances est notamment également très engagée. Avec La Fonderie au Mans et le Théâtre National de Strasbourg, nous sommes en train de mettre en place des résidences pour accueillir des artistes irakiens en France sur des temps de stage et d’observation. Nous démarrons avec des plasticiens, des scénographes et des régisseurs. C’est un travail qui se pense sur le long terme, dans un échange que l’on veut pérenniser et enrichir.

Une dernière chose sur l’Orestie ?

En avril, j’ai travaillé avec un groupe d’une dizaine de jeunes sur une scène non écrite de l’Orestie : il s’agissait pour eux d’inventer les jurés qu’Athéna avait choisis pour délibérer du sort d’Oreste. Ils se sont engagés dans ce travail comme si le sort de leur vie et de leur pays en dépendait. C’était tellement incroyable que je les ai filmés. Les images seront projetées pendant l’Orestie. Je vais retourner en Irak au mois de novembre. Je ne sais pas encore de quelle manière nous allons poursuivre ce chantier mais je sais qu’il y a un potentiel incroyable.  

Bagdad/Besançon : la scène de la création irakienne à l’honneur  

La directrice du Centre dramatique national Besançon Franche-Comté a apporté des précisions sur la saison irakienne qui s’ouvre du 20 au 22 septembre avec Looking for Oresteia. « Un grand calicot en arabe et en français en l’honneur de la saison restera accroché toute l’année sur le fronton du CDN. Deux événements accompagneront dès septembre les représentations de Looking for Oresteia : une conférence de Youssef Seddik, le grand philosophe, anthropologue, islamologue et spécialiste de la Grèce antique qui a traduit le texte d’Eschyle en arabe, et une carte blanche à Janek Turkowski, performeur, metteur en scène, acteur, vidéaste polonais qui a réalisé et archivé de nombreuses images tout au long du chantier de Looking for Oresteia. En janvier, deux metteurs en scène irakiens, Anas Abdul Samad et Sinan Al Azzawi, viendront présenter leur travail, le premier avec une adaptation/rêverie autour d’En attendant Godot qui sera notamment aussi présentée à la Filature de Mulhouse. Nous accueillerons également Aya Mansour, une jeune poétesse extraordinaire, également journaliste et activiste sur les réseaux sociaux. La Maladie du Machrek, d’après Horace d’Heiner Muller, mise en scène par Haythem Abderrazak, sera présentée en juin, à la fin de la saison ».