Dans le prolongement du forum sur les Patrimoines africains, la journée d’étude sur « les collections extra-occidentales des musées de France », organisée par le ministère de la Culture le 7 octobre, a mis en lumière les initiatives concrètes des musées en matière de provenance des collections.

Ouverture, échanges, coopération : c’est sur l’affirmation de ces idées forces que s’était terminé, le 4 juillet dernier, le colloque sur les patrimoines africains qui a réuni, sous l’égide de la présidence de la République, les principaux acteurs internationaux des musées. « Rien ne serait plus étriqué que l’assignation des musées à rendre compte seulement de l’art créé sur leur sol ou par des artistes nationaux », avait notamment souligné le ministre de la Culture, Franck Riester.

C’est cette même idée de coopération renouvelée que la journée d’études sur « Les collections extra-occidentales des musées de France », qui s’est tenue le 7 octobre au musée du Quai Branly, s’est employée à poursuivre et intensifier. « Les actions présentées se veulent une traduction concrète des initiatives des musées en matière de recherche et d’analyse des collections », a détaillé Philippe Barbat, directeur général des patrimoines au ministère de la Culture.

Provenance, identification, cartographie... les actions présentées se veulent une traduction concrète des initiatives des musées en matière de recherche et d'analyse des collections (Philippe Barbat)

Quelles ressources pour identifier les collections ?

L’enjeu de la première table ronde, portant sur la mobilisation des ressources en vue de l’identification des collections, était de « présenter les institutions afin de voir, en leur sein, comment se répartissent les actions à mener », indique Vincent Lefèvre, sous-directeur des collections au service des musées de France du ministère de la Culture.

Première institution concernée : le musée du Quai Branly - Jacques Chirac, dont les fonds d’Afrique subsaharienne et de Madagascar représentent à eux seuls pas moins de 70 000 objets. « La documentation des collections n’est pas homogène, pour certains objets l’histoire est manquante, d’autres n’ont pas une traçabilité parfaite », constate Hélène Joubert, responsable de l’unité patrimoniale Afrique du musée du Quai Branly - Jacques Chirac, qui plaide pour « un approfondissement de cette histoire en la déconnectant de considérations morales ».

Même tonalité chez Paz Nunez-Regueiro, son homologue pour les collections des Amériques, qui confirme la place de plus en plus grande prise par l’analyse de provenances : « la tâche est souvent difficile en raison de l’opacité du marché de l’art. Il faut parfois attendre plusieurs années pour disposer d’informations fiables sur un objet, d’où la nécessité d’une collaboration accrue entre musées ». Une collaboration qui peut prendre la forme d’une expertise scientifique, d’actions auprès des douanes, d’accompagnement des acquisitions et des dépôts ou encore de facilitation des contacts entre professionnels des musées et experts à l’étranger, énumère Nicolas Garnier, responsable de l’unité patrimoniale Océanie.

 

20 ans du MQB - Acquisitions des collections

Pour identifier l’histoire de certains objets, « les dépôts croisés peuvent être une solution d’avenir », estime Pierre Baptiste, conservateur en chef au musée national des Arts asiatiques - Guimet, en charge des arts de l'Asie du Sud-Est. Il en veut pour preuve l’opération à l’issue de laquelle en 2016 le musée Guimet a déposé au musée national du Cambodge à Phnom Penh une tête pour compléter le corps d’une sculpture d’Harihara conservée in situ. Le Réseau d’Art Islamique en France lancé en 2016 par le département des Arts de l’Islam du musée du Louvre, accompagne, quant à lui, en région la connaissance et la valorisation du patrimoine national d’art islamique.  

« Quelle est la place d’un musée des civilisations de la Méditerranée comme grand département patrimonial quand ceux du Louvre et du Musée du quai Branly-Jacques Chirac couvrent déjà l’ensemble de l’aire méditerranéenne ? », interroge Émilie Girard, directrice scientifique et des collections du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), à Marseille. « L’augmentation des demandes d’avis qui nous sont adressées confirme que le MUCEM est de plus en plus identifié comme un partenaire efficace », se réjouit-elle, ajoutant que son « objectif est d’assumer une mission de conseil appuyée sur une méthodologie fondée sur la transdisciplinarité ».

La documentation des collections n'est pas homogène, pour certains l'histoire est manquante, d'autres n'ont pas une traçabilité parfaite (Hélène Joubert)

Côté histoire naturelle, le statut des collections est particulièrement complexe. Conséquences de la Convention sur la diversité biologique de Rio en 1992, et du protocole de Nagoya en 2010, il est désormais « impossible de considérer les connaissances génétiques hors de tout contexte », explique Anne Nivart, déléguée aux mouvements et acquisitions des collections du muséum national d’Histoire naturelle. Un nouvel état du droit qui ouvre d’incroyables perspectives au vu des « 1,250 milliard de spécimens représentant 80% des espèces décrites au niveau mondial, et parmi elles, 81,6% d’origine extra-occidentale » recensés par les muséums d’histoire naturelle à travers le monde.

Enfin, les programmes de recherche conduits par l’Institut national d’histoire de l’art constituent une ressource essentielle pour mieux connaître les collections extra-européennes. Parmi ces recherches, plusieurs ont été citées pour leur importance dans le travail d’identification : « Vestiges, indices, paradigmes : lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle), cartographie des objets africains en France » (sous la direction de Claire Bosc-Tiessé, chercheur au CNRS), « Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France 1700-1939 » ou « Paradis perdus : colonisation des paysages et destruction des éco-anthroposystèmes ».

Les recherches de provenance : problématiques, outils et bonnes pratiques

Deuxième enjeu important : identifier la provenance des collections. « Les débats actuels nous obligent à questionner de nouveau notre manière de travailler sur les provenances », souligne Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Que les collectes aient été effectuées dans le cadre de missions officielles, de missions archéologiques ou qu’il s’agisse d’archives administratives, il est, dans tous les cas, nécessaire « de documenter le contexte dans lequel elles ont été faites », plaide Pascal Riviale, chargé d’études documentaires aux Archives nationales, qui avertit : « Tout ce qui est dit par les collecteurs doit être pris avec prudence. On constate souvent de leur part une tendance à l’enjolivement et à l’appropriation ».

Un point de vue corroboré par le musée de l’Armée, qui doit mettre en place à l’horizon 2025 un nouveau parcours de découverte des collections sur un périmètre élargi. « Aborder les guerres coloniales sans montrer les « objets » dont est pourvu l’adversaire colonisé, n’est plus concevable aujourd’hui, sauf à promouvoir une vision asymétrique des civilisations », prévient Ariane James-Sarrazin, directrice adjointe du musée de l’Armée.

 

20 ans du MQB - Enquête pour acquisition

Dans certains cas, on ignore tout de la provenance de l’objet conservé – ni l’œuvre, ni la personne, ni le contexte, ne sont documentés. Il s’agit alors d’entreprendre ce qui s’apparente à une véritable enquête policière qui a, selon Emmanuel Kasarherou, adjoint au directeur du département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly-Jacques Chirac, une finalité précise : « redonner une biographie aux objets dont l’histoire a disparu ». Ce « chantier des X » est une entreprise de longue haleine, qui peut nécessiter d’importants moyens (humains et logistiques, notamment).

De toute façon, il apparaît incontestable que « les enquêtes de terrain sont un moyen de documenter les collections et de tisser des liens entre patrimoines ethnographiques, historiques et contemporains », revendique Elise Patole-Edoumba, directrice du museum d’Histoire naturelle de La Rochelle, en prenant l’exemple de projets développés par le museum en Indonésie et en Côte d’Ivoire.

Avec le chantier des X, qui s'apparente à une véritable enquête policière, il s'agit de redonner une biographie aux objets dont l'histoire a disparu (Emmanuel Kasarherou)

Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur, chargé des musiques et cultures non occidentales à la Cité de la musique, Philharmonie de Paris, revient sur un cas particulier : celui de Victor Schoelcher. Le père de l’abolition de l’esclavage était aussi – on le sait moins – un amateur de musique, spécialiste de l’œuvre de Haendel, qui a ramené, des différents endroits du monde qu’il a parcourus pour documenter la situation de l’esclavage, des instruments de musique. « Il avait pris l’habitude de noter des commentaires à l’intérieur des instruments », note le conservateur, qui précise que l’enjeu en terme conservation est, aujourd’hui, double. « Il s’agit d’abord d’articuler les différentes sources d’information, mais aussi de préserver les inscriptions par le moyen de la conservation préventive. Ce chantier invite à une étude globale des gestes de collectionneur de Victor Schoelcher ».

Quels enjeux numériques pour cartographier et répertorier les collections extra-occidentales ?

« Nous documentons un objet de toutes les manières possibles, au moyen d’un dossier, bien sûr, mais aussi de données immatérielles, d’enregistrements sonores », explique Marie-Paule Imberti, chargée des collections des Amériques au musée des Confluences, à Lyon, au sujet des missions de terrain que le musée mène en Amazonie brésilienne. « Nous travaillons sur des outils communs d’interopérabilité des données avec le Muséum de Toulouse », poursuit sa collègue Marie Canonne missionnée par le musée pour le traitement de fonds d’archives scientifiques. L’interopérabilité : pour Lucile Grand, responsable de la médiathèque du musée du quai Branly-Jacques Chirac, institution pionnière en la matière, il s’agit bien d’un « enjeu majeur pour des institutions qui sont encore trop peu habituées à entretenir un dialogue numérique ». S’entendre sur des thésaurus, déterminer le niveau de description auquel on souhaite arriver « obligent à être inventifs et collaboratifs. L’interopérabilité ouvre un immense champ des possibles ».

 

20 ans du MQB - Documenter les collections : les apports de la médiathèque

Répondant au besoin de disposer « d’un espace de recensement des lieux et des personnes qui ont des collections extra-occidentales », l’annuaire de professionnels Kimuntu a été constitué il y a 11 ans explique Emilie Salaberry-Duhoux, directrice des musées de la ville d’Angoulême, l’une de ses initiatrices. « Les musées qui en font partie, environ 230 aujourd’hui, fournissent un descriptif sommaire des collections, ce qui favorise la prise de contacts ». L’année dernière, sa mise à jour a notamment donné lieu à un travail collaboratif autour de la cartographie d’objets africains aux côtés de Claire Bosc-Tiessé, chercheur au CNRS. « Cette cartographie est un outil d’aide à la recherche.  Des fonds ont été identifiés dans 200 musées, le recollement bibliographique nous a permis d’arriver à une première vue d’ensemble et de mieux comprendre comment il a été possible de faire émerger un patrimoine africain en France », explique-t-elle.

Quel est l’apport des collaborations à la connaissance et la valorisation des collections ?

Pour mieux connaître les collections, les collaborations avec d’autres musées ou institutions apportent un éclairage souvent décisif. C’est l’avis d’Yves Le Fur, directeur du département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly-Jacques Chirac, pour qui elles permettent « d’apporter des compléments d’informations et, souvent, d’aller au-delà des autocensures ». Pas la moindre trace d’autocensure pour le projet SAWA (Savoirs autochtones wayana-apalaï) en Guyane. Les rencontres régulières autour des objets conservés par le musée du quai Branly-Jacques Chirac et des enregistrements sonores du laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre, ont abouti au lancement du portail WATAU consultable sur un large éventail de supports. « Nous voulions prendre en compte la parole des populations d’origine », résume Fabienne de Pierrebourg, conservatrice du patrimoine au musée du quai Branly-Jacques Chirac.

 

20 ans du MQB - La vie des objets en coulisse

D’autres projets n’ont pu se développer qu’à partir de telles collaborations. C’est le cas de la riche collection d’objets d’Alaska dont Alphonse Pinart a fait don au château-musée de Boulogne-sur-mer, qui est à l’origine « depuis les années 1990 d’une collaboration étroite entre les communautés de Kodiak en Alaska et le musée », explique Elikya Kandot, sa directrice, en précisant que ces opérations « ont contribué au renouveau culturel sur l’île de Kodiak ».

Le Muséum de Toulouse et les musées Champollion de Figeac et Fenaille de Rodez ont imaginé ensemble une exposition autour de l’île de Pâques. Proposée en trois lieux complémentaires, « chacun respectant sa propre ligne éditoriale » comme le souligne Anne Maumont, responsable éditoriale au sein de la direction de la culture de Toulouse Métropole, elle a été l’occasion de « présenter un vaste état des lieux des connaissances » sur l’univers pascuan, complète Aurélien Pierre, directeur du musée Fenaille.

C’est enfin le cas de la réouverture du musée d’Aquitaine, dont la collaboration avec le musée du quai Branly-Jacques Chirac a permis la mise en place d’une « vaste politique de valorisation des 5 000 pièces d'arts d'Afrique et d'Océanie témoignant de l'histoire portuaire de la ville », souligne Paul Matharan, conservateur en chef de la section ethnographique régionale et extra-européennes du musée.

S’agissant des collections extra-occidentales, il existe un devoir de valorisation tout à la fois scientifique et éthique. Je plaide pour que l’on ne fasse pas le choix entre les deux (Eric de Chassey)

« Pour traiter du sujet de la provenance, il est nécessaire de faire appel à des compétences diverses étant entendu qu’il n’y a pas de discours de vérité absolue. Qui plus est, cette question est inséparable de celle de la représentation. S’agissant des collections extra-occidentales, il existe un devoir de valorisation tout à la fois scientifique et éthique. Je plaide pour que l’on ne fasse pas le choix entre les deux », conclut Eric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art.

 

20 ans, les acquisitions du musée du quai Branly-Jacques Chirac

 

20 ans du MQB - l'exposition

Œuvres majeures ou significatives, plus de 78 000 pièces historiques et contemporaines ont intégré les collections publiques depuis 1998, date de création de l’établissement public du musée du Quai Branly. Sélectionnées par une dizaine de conservateurs et de professionnels de l’univers muséal, ce sont 500 d’entre elles que l’exposition « 20 ans, les acquisitions du musée du quai Branly-Jacques Chirac » donne à voir, dévoilant ainsi pour la première fois les coulisses de la politique d’acquisition du musée. Des acquisitions faites dans le cadre des somptueuses collections textiles aux étonnantes spatules vomitives utilisées par les chamanes amérindiens des Grandes Antilles pour se purifier lors d’un rituel au cours duquel ils inhalaient une substance hallucinogène pour entrer en contact avec les esprits, en passant par les exemplaires de la revue littéraire anglophone Black Orpheus fondée en 1957, les splendeurs sont partout sur le parcours. Lequel propose par ailleurs une belle mise en valeur du travail de documentation et d’information autour des collections.