Lors de la dernière décennie, la révolution numérique a continué de rebattre les cartes de la consommation culturelle. Les nouveaux codes de consommation ont-ils pour autant apporté plus de diversité dans les choix de l’amateur de livres et de musique ? A l'occasion de Livre Paris, nous republions l'entretien que nous avait accordé, le 22 octobre dernier, Olivier Donnat, chercheur au ministère de la Culture.

Forte progression des achats culturels en ligne, essor des plateformes de flux de musique, commerce du livre sur internet, impact des algorithmes... la révolution numérique n'en finit pas de rebattre les cartes de la consommation culturelle. Et oblige à revoir, à l'aune de ses nouveaux modes d’accès, les grilles d'analyse du marché des biens culturels, que ceux-ci soient physiques ou dématérialisés.

Les résultats d'une enquête sur les marchés du livre et de la musique, menée entre 2007 et 2016 par l'Institut GfK, ont été l’occasion pour Olivier Donnat, chercheur au département des études, de la prospective et des statistiques (Deps) du ministère de la Culture, de revenir sur la question de l’évolution de la consommation culturelle.

Dans les études sur les marchés du livre et de la musique qui viennent de paraître, vous expliquez que la notion de consommation culturelle a été profondément modifiée par l’arrivée du numérique. Dans quel contexte avez-vous été amené à réexaminer cette question ?

Au tournant des années 2000, la montée en puissance du numérique, auquel on prêtait des vertus démocratiques, est allée de pair avec celle d’une réelle variété des productions culturelles. Parce qu’il était plus facile de produire, de diffuser, il y aurait, mécaniquement, plus de diversité. En 2010, nous avons voulu vérifier cette hypothèse à travers trois études sur les marchés du livre, du cinéma et de la musique. Celles publiées aujourd’hui en sont l’actualisation pour la dernière décennie. Par ailleurs, cette  exploitation des données de marché sur la consommation culturelle était pour moi le complément indispensable aux  enquêtes que j’ai menées sur les pratiques culturelles. Ce sont les deux versants indissociables – l’un sociologique, l’autre économique – d’une même réalité. Un exemple illustre la façon dont ces deux versants sont liés. J’avais observé, en 1995, une augmentation spectaculaire des  pratiques en amateur, notamment dans les domaines de l’écrit, de la danse et des arts plastiques, qui annonçaient le développement de l’autoproduction par le numérique. Aujourd’hui, on y est.

Selon l’enquête de GfK, la révolution numérique n’a pas eu le même impact selon qu’il s’agit du livre ou de la musique enregistrée. Pourquoi ?

En effet, il s’agit de deux secteurs qui ont vécu très différemment la révolution numérique. Le secteur du livre a été faiblement ébranlé. Le livre numérique occupe aujourd’hui une part relativement marginale dans le secteur de l’édition, de l’ordre 7 à 8% de son chiffre d’affaires. Ce n’est pas du tout le cas de la musique, qui a connu deux vagues de bouleversements successives. En premier lieu, le développement de la dématérialisation et du téléchargement, qui a néanmoins sauvegardé le modèle économique lié à l’acte d’achat. En second lieu, et de façon radicale, la montée en puissance des plateformes de streaming, qui ont totalement déconnecté l’acte de consommation de l’acte d’achat. Dans ce mode de consommation, l’accès au contenu se fait, rappelons-le, soit par abonnement, soit gratuitement, s’il est financé par la publicité. Cette déconnection est un problème pour les économistes car il est très difficile d’évaluer précisément les contours de ce nouveau mode de consommation.

A travers le renouveau du vinyle, on constate que l’attachement à l’objet physique est extrêmement fort dans le monde culturel

Dans l’étude sur le marché de la musique, justement, vous soulevez un paradoxe : le consommateur va écouter de la musique en streaming, mais ensuite, quand il s’agira d’acheter un album, il continuera souvent à opter pour un contenu physique, comme le montre le renouveau du vinyle. Comment expliquer ce comportement ?

Le renouveau du vinyle, que l’on peut observer depuis quelques années, est assez paradoxal. Au début, le phénomène est resté relativement marginal, mais depuis deux ou trois ans, on constate que c’est un mouvement de fond et non un simple phénomène de mode. Et ce mouvement de fond pose une vraie question : peut-on avoir un investissement fort dans un domaine culturel sans que cela passe par des objets ? Si on reste dans le secteur du disque, des vendeurs m’ont confié qu’une étude réalisée par la Fnac a révélé qu’un acheteur retournait sept fois un disque avant de se décider. Pour le livre, on sait bien qu’un amateur va avoir beaucoup de mal à se séparer de ses ouvrages. De fait, le rapport à l’objet physique est extrêmement fort dans le monde culturel.

Vous montrez – c’est l’un des temps forts de vos deux études – que l’on consomme aujourd’hui davantage de produits culturels que par le passé, notamment des produits vendus en très petites quantités. C’est ce que vous appelez « la variété consommée ». Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

On observe ce phénomène sur l’ensemble des marchés culturels, spectacles vivants compris : une augmentation considérable de la quantité de produits culturels mis sur le marché mais, étant donné que la demande n’a pas augmenté au même rythme, de plus en plus de produits ne sont vendus qu’à quelques exemplaires. C’est une tendance lourde, propre à notre société, qu’on peut expliquer par un triple phénomène, touchant notamment à l’autoproduction et au commerce en ligne.

D’abord, le développement, dans le secteur culturel, de la micro-production est l’un des marqueurs forts de notre époque, qui peut expliquer la multiplication des livres ou de singles. Si les petites maisons d’édition ont toujours existé, la microédition connaît une extension fulgurante grâce au numérique. On est donc dans un paysage éditorial où il y a à la fois plus d’auteurs qui s’autoproduisent et de plus en plus de petites structures éditoriales qui peuvent publier un nombre réduit d’exemplaires, d’où un sentiment d’émiettement de l’offre, mais aussi de richesse. Le deuxième grand mouvement est lié au développement du commerce en ligne qui permet au consommateur d’accéder plus facilement à des produits spécifiques.

A côté de ces évolutions structurelles du marché, un troisième phénomène, moins facilement quantifiable, entre en ligne de compte. C’est le sentiment diffus qu’il faut, dans des secteurs où l’incertitude est croissante, proposer une plus grande quantité de produits pour s’assurer du succès de quelques-uns. Ce syndrome de « la fuite en avant », la rentrée littéraire en est le meilleur exemple. Si on regarde l’évolution du nombre de romans qui sont proposés en septembre avant les prix, on constate une multiplication par trois ou quatre en une dizaine d’années.

Cela n’empêche pas l’hyper-concentration dans les deux domaines, phénomène de « best-sellerisation » d’un côté, succès planétaire d’artistes emblématiques, de l’autre.

C’est le paradoxe : d’un côté, il va y avoir de plus en plus de marchés de niche, mais en même temps, le fonctionnement du numérique permet de toucher un très grand nombre de personnes. Grâce notamment aux réseaux sociaux, un produit qui bénéficie d’une reconnaissance va très rapidement connaître une démultiplication de sa notoriété.

Les algorithmes, en renforçant les dispositions des uns et des autres, reposent en réalité une question cruciale : celle des inégalités d’accès à la culture

Autre grand marqueur de la dernière décennie : la généralisation des algorithmes. Ne risquent-ils pas d’enfermer le public dans des « goûts » normés et prédéterminés ?

Si un acheteur a des consommations très homogènes, les algorithmes ont tendance à lui proposer des produits qui lui correspondent. En revanche, si son panier de consommation est extrêmement diversifié, s’il écoute par exemple aussi bien du hip hop, du jazz ou de la musique baroque, les algorithmes vont lui proposer de nouvelles consommations dans chacun de ces genres. Dans ce cas, ils vont contribuer à élargir la palette de leurs goûts. La logique des algorithmes est de renforcer l’homogénéité des consommations des gens qui sont enfermés dans un genre et d’ouvrir encore plus les répertoires des gens qui ont des goûts diversifiés. Les algorithmes, en renforçant les dispositions des uns et des autres, reposent en réalité une question cruciale : celle des inégalités d’accès à la culture.

La montée en puissance de l’autoédition et des plateformes de streaming bouleverse les codes de la production culturelle. Au point, expliquez-vous, que les majors n’auraient qu’à regarder les titres des jeunes artistes les plus écoutés en streaming pour identifier le vivier de la jeune création…

On constate le même phénomène pour le livre : comme les majors avec les plateformes de streaming, certaines maisons d’édition repèrent les livres autoédités qui rencontrent du succès sur la Toile pour proposer ensuite des contrats à leurs auteurs. C’est une illustration du jeu à trois extrêmement complexe entre les industries culturelles traditionnelles – les majors du disque, les grandes maisons d’édition –, les grandes plateformes de distribution de l’univers numérique et, en bout de course, les artistes. Pour l’instant, on est dans un période d’incertitude quant à ce nouvel équilibre, le rapport de force n’étant pas stabilisé.

Lors de la présentation des deux études, vous avez regretté le fait que ces questions ne suscitent pas davantage de travaux. Pourquoi ?

Je suis en effet frappé par le déficit d’études, le peu de connaissances objectives, qui existent sur ces questions. Pourtant, l’impact du numérique sur les industries culturelles est considérable. Prenons par exemple la question de la régulation et des quotas. Cela aurait-il un sens de demander à une plateforme de streaming de diffuser en France une part de musique française ou européenne ? Que fait-on si les gens s’abonnent dans un autre pays que la France ? Pour toute une série de questions, les solutions trouvées dans le monde physique ne sont pas transposables au monde numérique. Il me semble que l’on manque encore trop souvent de connaissances précises capables d’orienter utilement la prise de décision.

« Évolution de la diversité consommée sur le marché du livre, 2007 – 2016 » et « Évolution de la diversité consommée sur le marché de la musique enregistrée, 2007 – 2016 » par Olivier Donnat, département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture, 2018

 

Consommation culturelle : variété, équilibre, disparité

Dans ses deux études sur la consommation culturelle, Olivier Donnat revient sur une notion clé : celle de « diversité culturelle ».

« Je suis souvent surpris par le peu de précision des discours sur la diversité culturelle, explique-t-il. On est spontanément « pour » la diversité culturelle, mais de quelle diversité parle-t-on ? Il me semble important de distinguer « diversité offerte » et « diversité consommée » : il peut y avoir de plus en plus de produits proposés qui ne répondent pas à la demande, tandis que d’autres, considérés comme marginaux par le marché, se retrouvent en tête des ventes. De la même façon, il me paraît nécessaire de distinguer « diversité des produits » et « diversité des publics ». Les données concernant, par exemple, la parité femmes-hommes ou les minorités visibles sont posées dans les termes de la « diversité culturelle », mais n’ont rien à voir avec la « diversité des produits ».

C’est pourquoi le modèle de Stirling que nous utilisons [ce modèle propose une méthodologie importée de la biodiversité] met en évidence trois dimensions : la variété, l’équilibre, la disparité. Or, quand on applique ce modèle aux marchés du livre et de la musique, on constate que les évolutions de chacune de ces dimensions peuvent être contradictoires. Il peut y avoir plus de variété dans les livres achetés, par exemple, mais dans le même temps, il est possible que les dix ou cent livres les plus achetés occupent une part de marché plus importante. Comment dans ces conditions peut-on conclure à plus de diversité ? »