Avec le Faune, la fascinante création typographique commandée à la designer Alice Savoie par le Centre national des arts plastique en partenariat avec le groupe Imprimerie nationale, le monde du design graphique s’enrichit d’une famille de caractères inspirée de l’histoire naturelle. Sa créatrice, Alice Savoie, revient sur sa genèse.

Dévoilé le 30 janvier au ministère de la Culture, le Faune, ce nouveau caractère typographique créé par la designer et enseignante Alice Savoie, est le fruit d’un long processus, dont le point de départ est le lancement, par le Centre national des arts plastiques (CNAP) en partenariat avec le groupe Imprimerie nationale, d’une commande destinée à mettre en lumière le dynamisme d’un secteur essentiel, mais peu connu, du design graphique : la création typographique.

A l’issue d’un appel d’offre, vous avez été choisie par le Centre national des arts plastiques pour répondre à une commande bien particulière : la création d'un caractère typographique. Comment vous est venue l'idée du Faune ?

L’un des objectifs du CNAP était de proposer une création typographique contemporaine qui trouve sa source dans les collections de l’Imprimerie Nationale. Les trois candidats présélectionnés dans le cadre de ce projet ont donc été amenés à passer une journée à Douai où se trouvent l’ensemble de ses collections, dont le cabinet des poinçons et la bibliothèque historique de l’Imprimerie Nationale, riche de 35 000 volumes composés et imprimés depuis François Ier. J’ai finalement été frappée, parmi ces collections très vastes, par deux ouvrages : l'Histoire naturelle de Buffon et la Description de l'Egypte, réalisée à la suite de campagnes napoléoniennes. Ce dernier ouvrage comprend de grandes planches d’histoires naturelles qui m’ont laissées une impression très forte.

Le déclic est donc venu de ces planches d’histoire naturelle…

Je m’intéressais déjà, à ce moment-là, à la notion de « famille » typographique. Face à ces planches, et notamment à celles de Buffon – qui a été l’un des premiers à souligner l’existence d’une potentielle parentalité entre les animaux – j’ai commencé à faire le lien entre le monde animal et la typographie. Cette connexion constitue le point de départ de la création du Faune.

Dans quelles circonstances avez-vous trouvé les trois caractères qui ont fondé cette création typographique ?

Une fois rentrée chez moi, j’ai décidé de créer une famille typographique hétéroclite en prenant comme source d’inspiration trois catégories d’animaux présentes dans les planches de la Description d’Egypte, que j’avais pu photographier. J’ai choisi les reptiles, les mammifères et les oiseaux, en partant du principe que chacune de ces catégories me permettrait de produire une variante typographique.

J’ai créé ma première variante en partant de la vipère « haje ». Le caractère est très fin, mono-linéaire et fluide – à l’image du reptile filiforme, sinueux et souple qui l’a inspiré. Dans les mammifères, j’ai pris le plus gros spécimen que j’ai pu trouver : un bélier à queue plate. L’animal est trapu et dense, tout en étant doté de pattes fines et d’une paire de cornes à spirale. Là encore, j’ai essayé de retranscrire, de manière tout à fait subjective, son esprit dans une deuxième variante très noire et très grasse. Enfin, la troisième et dernière variante, un italique gras, a été dessinée à partir d’un ibis noir, un oiseau tout en courbes et en contrastes.

Les trois variantes ainsi obtenues sont devenues les piliers de cette nouvelle famille typographique. Toutefois, elles étaient surtout destinées aux corps de titrage. Inspirée du serpent, la version fine est par exemple d’une minceur extrême, peu propice à son utilisation dans un texte courant.

J’ai donc créé des hybridations entre ces trois membres fondateurs aux traits bien distincts pour arriver à trois autres variantes – un romain, un gras et un italique – adaptées, elles, à la composition en texte courant. Ce processus est nommé « interpolation » en création typographique : un logiciel se livre à des calculs qui permettent de générer des variations intermédiaires à partir de deux dessins différents.

L’italique de texte que vous avez ainsi créé marque particulièrement les esprits. En quoi s’émancipe-t-il des codes de la typographie traditionnelle ?

Historiquement, les caractères typographiques s'inspiraient de la calligraphie : les contrastes entre les pleins et les déliés suivaient les mouvements de la plume. Aujourd’hui, on s’est émancipé de la calligraphie, mais celle-ci demeure une référence en ce qui concerne la répartition des poids dans les lettres.

Cet italique suit une tout autre logique. J’avais l’image de l’ibis noir en tête : un cou tordu, une tête et des pattes très fines, une masse noire en guise de corps – le tout formant une ondulation que je trouve très belle. De cette forme est partie l’idée d’un jeu entre des parties grasses et fines disposées à des endroits un peu inhabituels. En regardant l’oiseau, j’ai commencé à dessiner un « i » et un « n ». Deux lettres qui en ont amenées une troisième, puis une quatrième et ainsi de suite. Je me suis autorisée à explorer plusieurs pistes, qui ont finalement donné cette structure singulière.

Il faut savoir qu’au XIXe siècle, des caractères assez fantaisistes ont fait leur apparition : on a alors commencé à s’émanciper des codes des modèles très établis de la typographie, et à avoir un foisonnement de formes très exubérantes. Ma famille de caractère, avec ses trois variantes dotées de structures différentes et cet italique un peu à part, est aussi une forme de référence indirecte à tout ce bestiaire typographique qui a pu émerger deux cents ans plus tôt.

Quelles sont les différentes étapes de la création d'un caractère typographique ?

Chaque créateur de caractère possède sa méthode de travail et la nature du projet conditionne beaucoup les différentes étapes de cette création. En ce qui me concerne, j’ai d’abord dessiné mes variantes de base – fine, noire, et italique – à partir des trois gravures d’animaux que j’avais prises en photo et collées dans un carnet à croquis. Comme la plupart de mes confrères, j’ai des lettres fétiches qui me permettent d’extraire le caractère – sans mauvais jeu de mot – d’une famille typographique : le « e », le « a » et le « m » minuscule. J’ai donc particulièrement travaillé sur le dessin de ces lettres, avant d’utiliser un logiciel de création de caractères qui m’a permis de faire des tests entre les trois versions. La version fine et la version noire sont arrivées assez vite, j’ai rapidement vu comment elles pouvaient fonctionner ensemble. En revanche l’italique, du fait de sa singularité, a mis davantage de temps à émerger. Il est le fruit d’un processus de l’ordre de la sculpture : je travaillais et retravaillais mes courbes, je tentais d’autres choses avant de revenir à mes essais précédents…J’ai donc passé beaucoup plus de temps sur cette variante.

En complément de votre travail, vous avez proposé à l'illustratrice Marine Rivoal de réaliser un bestiaire autour du Faune. Pourquoi avoir pris l’initiative d’un tel rapprochement artistique ? 

Je me suis inspirée, pour la création du Faune, d’anciennes planches d’histoire naturelle – soit des sources historiques. Il fallait cependant inscrire ce projet dans son époque, sa dimension contemporaine étant l’une des conditions de cette commande. Je connaissais les gravures d’animaux de Marine Rivoal et j’avais envie de créer une sorte de dialogue entre son travail et le Faune.

La création typographique est omniprésente dans notre environnement, mais demeure méconnue en tant métier et démarche créative. Le travail fait autour des animaux par Marine Rivoal est, à l’inverse, très parlant. J’ai créé, à partir de trois variantes typographiques très différentes, des hybridations en vue de concevoir une famille originale et contemporaine. Marine a transposé ma démarche dans ses gravures en concevant des animaux qui pouvaient tous être coupés en deux et combinés les uns avec les autres. Une moitié de baleine avec un hérisson, une tortue ou un serpent… Autant de créatures hybrides qui me rappellent le Faune, qui est, lui aussi, une forme de chimère typographique. 

Alice Savoie, créatrice de caractères typographiques

Alice Savoie est créatrice de caractères, enseignante et chercheuse en histoire de la typographie. Elle est diplômée de l’École supérieure des arts appliqués Duperré, de l’École Estienne et de l’Université de Reading (Royaume-Uni) où elle a obtenu, en 2014, un doctorat en histoire de la typographie. Elle enseigne et encadre des projets de recherche à l’Atelier National de Recherche Typographique de Nancy (ANRT), au Post Diplôme « Typographie & Langage » à l’École supérieure d’arts et de design d’Amiens (ésad) et à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon (Ensba Lyon). Le caractère Faune, objet de la commande passée à Alice Savoie, mais aussi toutes les études, croquis et documents de mise au point et de réalisation ont rejoint la collection du Centre national des arts plastiques.