A l'initiative du Centre Pompidou, Gérard Fromanger a présenté une de ses œuvres, à l'impact poétique et politique inégalé, au public du Qwartz, un centre commercial de Villeneuve-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine. Reportage.

« Cette peinture, c’est comme un bouquet de fleurs ». Assis face au public, Gérard Fromanger commente, aux côtés de Michel Gauthier, conservateur au musée national d’art moderne, une de ses œuvres les plus célèbres, une des plus politiques aussi, En Chine, à Hu-Xian, réalisée à la suite du voyage qu’il a effectué en Chine, en 1974. Dans ce tableau, il rend un vibrant hommage aux paysans qui l’ont accueilli. La partie supérieure tout en camaïeu de noirs et de gris contraste fortement avec les couleurs éclatantes de la partie inférieure. « Je ne voulais pas que les personnages soient représentés sous la forme d’une masse monochrome ; au contraire, je voulais rendre à chacun son individualité ».  

Les couleurs sont comme des personnages, elles représentent la diversité humaine, elles ont des sentiments

Rendre à chacun son individualité

La particularité de cette scène, c'est qu'elle a lieu non dans une galerie d’art ou un espace culturel, mais dans un centre commercial, le Qwartz, à Villeneuve-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine, où le Centre Pompidou relançait, samedi 9 juin, son programme de présentation d’œuvres hors-les-murs « 1 jour, 1 œuvre », l'un des dispositifs du plan Culture près de chez vous lancé par la ministre de la Culture (lire notre encadré). À voir le public réuni dans l’espace dédié à cette présentation, en ce samedi de grande affluence, aucun doute n'est permis : c’est une réussite.

La clef de ce succès ? Elle réside d'abord dans le choix du tableau, En Chine, à Hu-Xian. « Par le passé, nous l'avons montré avec succès à deux reprises en dehors du cadre muséal : une première fois sur la scène d’un théâtre, et une autre, dans un centre culturel de la région Île-de-France », observe Michel Gauthier, maître d'œuvre de la rétrospective consacrée à l'artiste par le Centre Pompidou en 2016, qui ajoute que « l'une de ses grandes forces est d’instaurer un rapport immédiat avec le spectateur ».

La personnalité de l'artiste, ses indéniables talents de conteurs, constituent à l'évidence l'autre raison de cette réussite. L’histoire de ce tableau, on le sent, le peintre pourrait la raconter cent fois avec le même plaisir pour la plus grande joie de son auditoire. « L’écouter devient vite une addiction douce », dit joliment Laurent Greilsamer dans le livre d’entretiens qu’il vient de lui consacrer, Fromanger – De toutes les couleurs, aux éditions Gallimard.

Le public est conquis, à l’image de Akram Bouzrara, un père de famille qui ne cache pas son enthousiasme au sujet de cette séance-découverte autour de l’art de Fromanger. « On voit des émotions sur chacun des visages représentés dans cette peinture, je trouve cela impressionnant et extraordinaire ». Venu au Qwartz ce samedi pour y faire ses courses, il n’avait pas eu connaissance de l’événement. « Mes enfants ont participé à l’atelier jeune public autour de l’œuvre, raconte-t-il. J’ai trouvé cela très intéressant, du coup, je me suis intéressé à Gérard Fromanger, sa personnalité, son travail. J’ai vu qu’il s’agissait d’une personnalité très connue du monde de l’art. Comme ma fille aînée a une petite fibre artistique, je me suis dit qu’en restant à la présentation, ce serait pour elle une occasion unique de rencontrer un artiste de cette importance ».

Une manière démocratique d’employer la couleur

Après la présentation du tableau, les questions fusent. Le tutoiement est de mise des deux côtés. Dans quelles circonstances as-tu pris la photo qui sert de modèle à la peinture ? « Nous sortions de la maison de la culture. En bus, de l’arrière, j’ai photographié des gens qui applaudissaient. Ils étaient reconnaissants qu’on ait fait 18 000 km pour venir les voir dans la Chine profonde. Je souhaitais parler de l’amour que j’avais pour ce peuple, alors que je subissais la propagande et eux aussi ». Pourquoi mettre autant de couleurs ? « Il s’agit d’une vision abstraite de la couleur. Personne n’est jamais complètement vert, jaune, ou rouge, c’est une manière démocratique d’employer la couleur. Pour moi, une des règles de base est d’avoir une utilisation la plus puissante possible de la couleur. Les couleurs sont comme des personnages, elles représentent la diversité humaine, elles ont des sentiments ».

On a l’impression que tes personnages vont sortir du tableau pour venir nous voir ! « Dans chaque foyer chinois, il y avait un portrait de Mao et deux cartes, une première de la Chine, et une seconde de la Chine dans le monde. Vous n’imaginez pas à quel point les chinois que j’ai rencontrés souhaitaient connaître les étrangers que nous étions. Un jour, Shu, notre jeune guide, m’a dit que j’avais beaucoup de chance d’habiter à Montmartre. Pourquoi ? lui ai-je demandé. Parce que tu habites là où est née la Commune de Paris ! Je suis resté estomaqué qu’elle connaisse si bien notre histoire ».

D’où vient le titre de la série, Le désir est partout, interroge Michel Gauthier ? « C’est en référence à un autre voyage en Chine qui réunissait, à la même époque, en 1974, des intellectuels, dont Philippe Sollers, Julia Kristeva et Roland Barthes. Au retour, ce dernier a souhaité élucider dans ses Carnets du voyage en Chine la question suivante : qu’en était-il du désir en Chine ? Pour moi, il y a une première réponse, évidente : les marchés étaient de véritables paradis en matière de fruits et légumes. Le désir passait avant tout par la nourriture ». Comment ignorer le contraste entre l’activité du centre commercial – les annonces qui retentissent, la foule qui défile – et l’œuvre de Gérard Fromanger, sa puissance poétique et politique, qui captive son public ?

À l’heure de se séparer, Gérard Fromager dédicace généreusement les carnets et les livres qu’on lui tend. Dédicacer, le mot est faible, car en réalité, c’est avec une véritable œuvre signée de la main du peintre que l’heureux destinataire repart. « J’aime les gens », dit Gérard Fromanger. On le croit sur parole. « Rendre à chacun à son individualité », disait-il au début de la présentation. Ne peut-on en dire autant du visiteur du centre commercial, qui s’est extrait un temps de la foule anonyme pour venir l’écouter et faire part de son émotion ?

Serge Lasvignes : « Le centre commercial est un lieu de rassemblement incontournable »

Après une première édition en 2011-2013, le Centre Pompidou relance « 1 jour, 1 œuvre », son programme de sensibilisation à l’art et à la création hors-les-murs dans le cadre du plan Culture près de chez vous, lancé en mars dernier par la ministre de la Culture. Le dispositif est très simple : pendant une journée, une œuvre majeure des collections du musée national d'art moderne, au Centre Pompidou, est montrée gratuitement au public en dehors de tout contexte muséal. L’œuvre est présentée par l’artiste lui-même et le dispositif comprend un atelier de pratique artistique pour les enfants. L’événement s’adresse avant tout aux personnes peu familières de l’art. « En matière d’action territoriale, nous souhaitons disposer d’une palette d’instruments la plus large possible : non seulement avoir des implantations durables en région, comme le Centre Pompidou-Metz ou nos projets d'antennes à Ferney-Voltaire et Orgeval, mais aussi des programmes plus souples, comme celui-ci », explique Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou. À cet égard, le choix du centre commercial de Villeneuve-la-Garenne pour l’étape inaugurale a valeur de symbole. « Nous voulions montrer que le Centre Pompidou peut se déplacer partout, reprend-il. Le centre commercial, où chacun fait ses courses, est un lieu de rassemblement incontournable. Bien sûr, nous devons encore réfléchir à certaines questions de méthode : ne faudrait-il pas aller encore plus loin dans la présence au cœur même du centre commercial ? Mais ce qui est frappant, c’est de constater à quel point on suscite intérêt et admiration en donnant à voir de la peinture aux gens. Le tableau de Gérard Fromanger n’a jamais été aussi beau que dans ce cadre, à Villeneuve-la-Garenne ». Dans les prochaines semaines, d’autres œuvres seront montrées à l’hôpital Robert Debré et au Centre d’hébergement d’urgence pour migrants d’Ivry-sur-Seine.